mardi 21 juillet 2009

La nouvelle Lune a quarante ans

Ces temps-ci, à en croire les journaux, les radios et la télé, l'homme n'a de cesse de marcher sur la Lune. Les médias célèbrent donc le pied de l'homme. L'homme a un pied et lorsqu'il le promène sur certaines terres vierges, cela constitue un événement qui mérite, quarante ans après, que l'on y revienne, que l'on s'y arrête et que l'on y reste, comme Naples et Yvetot. Le cruel Flaubert n'avait-il pas écrit dans son Dictionnaire des idées reçues «Voir Yvetot et mourir» ?

Mais il ne sera pas question ici de Flaubert auteur capital, ni de cette perle normande, capitale du Pays de Caux. Il sera question de la Lune et plus particulièrement d'un prince.

Ainsi, le pied de l'homme a foulé, voilà pile quarante ans hier la terre vierge qu'était le sol de la Lune. Or la Lune, nous la connaissions déjà. Alexandre Vialatte, prince des chroniqueurs l'avait chantée dans une de ses chroniques que publiaient le quotidien La Montagne ou encore la revue Spectacle du Monde, chronique qu'il convient de relire pour connaître au mieux notre satellite, compagne des poètes et des fous. D'ailleurs, en règle générale, il convient de relire Alexandre Vialatte dont les sujets sont toujours considérables et les digressions pleines d'enseignement. Enfin, si la lecture évoque le voyage, la découverte de l'inconnu pour le lecteur qui à travers son activité sédentaire le mue en explorateur, la relecture le mène à un rendez-vous d'amour. Donc, il faut relire Vialatte. Ou le lire pour qui le découvrirait. Que nous dit-il de la Lune ?

« La Lune remonte a la plus haute antiquité. Elle change de forme tous les jours. De couleur tantôt rouge, tantôt verdâtre, tantôt énorme et orangée. Parfois elle a l'air d'un coquillage. Un coquillage nacré, tout usé sur les bords. Il y a deux ou trois jours, elle était transparente. On pouvait voir le ciel à travers. Tantôt elle est grosse comme un petit pois, tantôt comme un ballon de football, tantôt comme une pièce de 50 centimes. Certains matins d'épais brouillard on prend le Soleil pour la Lune. C'est ce qui fait dire à ma femme de ménage : "C'est surnaturel, la Nature !" (Elle n'aime vraiment, à part la Lune, que l'opéra et les temples romains, ce qu'elle doit à des origines corses, qui lui donnent des goûts italiens) D'autres fois, la Lune est immense, blanche et glacée, elle éclaire tout comme en plein jour et les ombres sont noires comme de l'encre de Chine. [...]

La Lune a beaucoup plus d'importance que le Soleil qui n'éclaire les hommes que le jour. Elle les éclaire la nuit, ce qui est beaucoup plus utile. C'est grâce à elle qu'on peut retrouver au fond des bois les épingles-trombones et les pièces de 10 francs qu'on perd dans les forêts profondes. Et ausi les pièces de 20 francs. Et les épingles de nourrice. Que ferait l'homme sans la Lune ? Il chercherait son chemin, et la mer n'aurait plus de marée. Il ne pourrait plus pêcher de moules à marée basse. Il n'y aurait plus d'assassins de la pleine lune. Une bonne moitié des poèmes élégiaques disparaîtrait de la littérature, et le tiers des proverbes bantous. Ce qui serait une grande désolation. L'ivrogne ne saurait plus comment rentrer chez lui. Le chien n'aboierait plus à la lune. C'est à Meudon qu'on la voit le mieux. Les meilleures cartes de la Lune ont été

dressées à Meudon. Peut-être à Meudon a-t-on des greniers plus élevés, qui rapprochent les observateurs, peut-être l'air est-il plus pur, peut-être les astronomes ont-ils plus de chaises ou plus de jardins pour y monter sur des chaises de jardin ? Certaines provinces font des marins, d'autres des mineurs, d'autres des horlogers. Meudon fait des regardeurs de Lune. [...] » Chronique intitulée La Lune et les Etoiles, La Montagne, 22 septembre 1968.


Vialatte savait-il que quelques mois plus tard, la main de l'homme mettrait le pied sur la Lune ou l'inverse, le pied de l'homme mettrait la main sur la Lune, puisque l'on connaît la course de vitesse qui voyait s'affronter Russes et Américains ? L'événement aura néanmoins surgi. Et

qu'importe, car comme le précise notre Auvergnat de Paris : « Il faut faire confiance aux événements, ils finissent toujours par se produire ».


La maison d'édition Julliard a réuni une cinquantaine de ces chroniques qu'Alexandre Vialatte écrivit en 1968.

Certes, l'ouvrage est sorti en octobre de l'année dernière, mais, comme toute chronique du prince des chroniqueurs, il ne comporte pas de date de péremption.

1968, chroniques, Alexandre Vialatte, Editions Julliard. 20 euros.

vendredi 29 mai 2009

Temples du savoir à la BnF

La BnF expose les photographies qu'Ahmet Ertug a réunies des plus grandes bibliothèques d'Europe.

Bibliothèque Sainte-Geneviève – Paris © Ahmet Ertug

Du bois, de la pierre, du métal, tous matériaux travaillés dans un seul but : offrir de somptueux écrins aux ouvrages les plus prestigieux, façonner des sanctuaires à la sapience, des « temples du savoir », voilà ce que le photographe turc Ahmet Ertug a capturé dans son objectif et ramené jusqu'à la Bibliothèque nationale après avoir parcouru toute l'Europe à l'affût des plus belles bibliothèques. Dans cette exposition qui se déroule jusqu'au 12 juillet 2009 sur le site François Mitterrand, allée Julien Cain, dans le cadre de la saison de la Turquie en France, l'artiste nous fait découvrir, à travers des clichés hauts en couleurs et propices à la méditation, les bibliothèques les plus remarquables de notre vieux continent.

Bibliothèque de l'abbaye Admont – Autriche © Ahmet Ertug

Bibliothèque du Trinity College – Dublin © Ahmet Ertug

Il nous montre tous ces lieux édifiés dans le dessein d'y célébrer la lecture et la recherche, aux plafonds richement ornementés, aux architectures baroques d'Autriche, de Suisse, d'Allemagne ou de Tchécoslovaquie, et ceux plus sobres, mais de facture tout aussi monumentale d'Italie, d'Espagne, d'Irlande ou d'Angleterre, sans oublier, bien sûr de France, que ces bibliothèques aient été construites dans des monastères, des abbayes ou des bâtiments laïcs.


Bibliothèque du monastère Wibingen – Allemagne © Ahmet Ertug

Un livre d’art en édition limitée, Temples of Knowledge. Historical Libraries of the Western World, est publié à cette occasion. Avec 96 photographies de l’artiste, des textes de Friedrich Krinzinger, Thierry Grillet, Robert Nelson et une préface de Bruno Racine, président de la BnF.

Exposition Temples du savoir
du 12 mai au 12 juillet 2009
site François-Mitterrand, Allée Julien Cain – Quai François Mauriac – Paris 13e

Du mardi au samedi 9h - 20h, dimanche 13h - 19h, lundi 14h - 20h
Fermé lundi matin et jours fériés. Entrée libre

jeudi 26 mars 2009

Léo Malet, fils de l’anarchie et du surréalisme

Léo Malet est né le 7 mars 1909. Créateur du personnage emblématique Nestor Burma, il reconnaît deux fortes influences dans sa vie, l’anarchie et le surréalisme à travers deux figures qui lui furent amicales : André Colomer et André Breton.

Nul n'a besoin d'être Nestor Burma, le détective de choc de l'agence Fiat Lux, pour dénicher André Breton, le surréaliste, et André Colomer, l'anarchiste, dans l'œuvre et la vie de Léo Malet (1909-1996). Celui-ci, d'ailleurs, l'avoue volontiers à Francis Lacassin, son biographe... (dans la préface de La vie est dégueulasse, ) : « Deux hommes ont exercé sur moi une influence capitale, tous deux se prénommaient André. C'étaient Colomer et Breton. » Ces deux André, on les retrouve en particulier dans la « trilogie noire » (La vie est dégueulasse, Le soleil n'est pas pour nous, Sueur aux tripes) ainsi que dans la série des Nouveaux Mystères de Paris, qui mettent en scène Nestor Burma. Mais qui est André Colomer ? Encore adolescent, orphelin (ses parents et son jeune frère ont été emportés par la tuberculose en 1911-1912, il a été élevé par son grand-père Omer Refreger), Léon Malet quitte Montpellier pour « vivre son engagement libertaire » à Paris, où il arrive le 1er décembre 1925. Son projet : devenir chansonnier à Montmartre. Et c'est André Colomer, avec qui le jeune homme correspond depuis presque une année, qui l'aidera à débuter au cabaret « La Vache enragée ». Ce même nom par lequel Léo Malet intitulera son dernier livre, un recueil de souvenirs paru en 1988 chez Hoëbeke.

Colomer, poète, créateur en 1907 et 1913 de deux revues La foire aux chimères, et l'Action d'Art, auteur d'un recueil de souvenirs A nous deux, patrie!, (1925) théoricien de l'anarchisme et de la violence, journaliste au Libertaire, il fonde L'Insurgé au moment de l'affaire Philippe Daudet. Le fils du député royaliste fondateur de L'Action française, jeune homme de seize ans, s'est a priori suicidé le 24 novembre 1925 à l'arrière d'un taxi, le chauffeur témoigne en ce sens. La veille, il avait visité André Colomer et Georges Vidal, les permanents du journal Le Libertaire pour se rallier à la cause anarchiste et leur remettre une lettre destinée à sa mère dans laquelle il lui demande pardon de son geste qu'il n'explicite pas davantage. Quelques heures avant sa mort, il avait eu un rendez-vous à la librairie de Le Flaoutter réputé pour ses sympathies anarchistes mais qui sera révélé par Colomer comme étant un indicateur de police, où il s'était procuré l'arme qui devait le tuer. Voulait-il en finir avec lui-même, assassiner son père, a-t-il été « suicidé » ? L'affaire connut quelques rebondissements après que Léon Daudet eût réfuté la version du suicide pour tenter de faire accréditer celle d'un meurtre, et de nombreuses péripéties.
Passionné comme une grande partie de la
France par l'affaire qui oppose Le Libertaire et L'Action Française, par voie de presse et de tribunal, Léo Malet prend contact avec le groupe anarchiste de Montpellier, ce qui le mènera à rencontrer Colomer lors d'une conférence. Ce dernier hébergera quelques temps le jeune Léo Malet, l'introduira dans les milieux anarchistes qui offriront à l'adolescent orphelin une fraternité adoucissant l'absence de famille. Dans l'hebdomadaire L'Insurgé que crée Colomer, la signature Noël Letam, laisse aux amateurs d'anagrammes un indice sur l'identité de l'auteur qui se cache sous ce pseudonyme.

Le foyer végétalien de la rue de Tolbiac
Il séjournera quelques temps au « foyer végétalien » de la rue de Tolbiac. Ce même lieu d'hébergement collectif, lourd de militantisme verra revenir Nestor Burma bien des années après y avoir vécu, et qui devant le cadavre d’un vieux camarade, le fera répon­dre au commissaire Faroux :
« Vous en faites une tête, à quoi pensez-vous ?
– A ma jeunesse. Je n’aurais pas cru que ce fût si loin.»
Au chapitre de ses souvenirs, les vitres aveugles du foyer, l'enfilade des lits, les camarades, les affiches annonçant une conférence. « A la Maison des Syndicats,
boulevard Auguste Blanqui, séance du Club des Insurgés. Sujet traité : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Orateur : André Colomer. » (Brouillard au pont de Tolbiac, 1956). Ce foyer, sa salle de restaurant au règlement hygiéniste, ses locataires qui « piquent des macadams » (faux accidents de travail), Léo Malet en emprunte le décor et les protagonistes pour construire Le soleil n’est pas pour nous, deuxième roman de la Trilogie Noire, dans lequel le héros qui y débarque est un adolescent orphelin, originaire du midi, mené en prison pour vagabondage. Et le débat qui anime les anarchistes, à l’époque où Malet vient à les fréquenter, à propos de l’illégalisme illustré par la bande à Bonnot et au­tres aventuriers sans foi ni loi, ceux que Colomer nomme « les hardis joueurs de la vie », dans A nous deux, patrie! (op. cit), n’est rien d’autre que la trame de fond de La vie est dégueulasse, et ses personnages des « bandits tragiques ». Selon ses propres dires il s’en fallait d’un rien pour que le destin de Léo Malet ressemblât au leur. Enfermé à la Petite Roquette pour vagabondage, il en sera libéré par l’action de son grand-père. De l’activité de chansonnier en petits boulots (1), il s’intéresse au surréalisme (2).

Il lit les manifestes, la revue La Révolution surréaliste, et s’essayant à l’écriture automatique envoie quelques textes à André Breton, qui lui répond le 12 mai 1931 : « Ces textes que vous me soumettez, je n’ai pas besoin de vous dire que je les aime entièrement, n’ayant cessé de tout attendre de la volonté (non-volonté) qui y préside. N’allez pas croire que je puisse désirer en rester avec vous à ce plaisir que vous me faites et à cette confiance nouvelle que vous me donnez. Je tiens beaucoup à vous connaître ».



Manifestement un surréaliste
Malet fréquentera le café Cyrano, lieu favori de rencontre du mouvement surréaliste – qu’il ne tarde à intégrer – et se lie avec, entre autres, Salvador Dali, et Yves Tanguy.
Le Cyrano, est situé place Blanche que Breton rêvait de faire devenir un haut-lieu spirituel, au cœur du temple du plaisir vénal et du tourisme et commerce de bas-étage.
1936 prend fin et Malet publie son premier livre : Ne pas voir plus loin que le bout de son sexe. Ce recueil de poèmes « n’a été tiré qu’à un très petit nombre d’exemplaires, une trentaine seulement… L’anecdote curieuse, c’est qu’il a été fabriqué dans une usine d’armement en grève, chez Brandt, à Châtillon. Les amis de [sa] femme qui travaillaient au service photo de cette usine se sont amusés à procéder au tirage de ce poème, écrit à la main. Ils en ont tiré cinq exemplaires en négatif (c’était l’édition de luxe), et vingt-cinq en positif » (in La Vache enragée, op. cit.). Bien qu’aucun lieu, date et éditeur ne soit mentionné dans l’ouvrage, le label des Editions surréalistes figure sur le bulletin de souscription (Breton l’avait autorisé à le faire).

L’année suivante, il fait paraître J’arbre comme cadavre. Les Editions surréalistes publieront ...hurle à la vie, en 1940, avec des dessins d’André Masson. Tiré à 150 ex., Malet n’eut pas la possibilité de prendre la totalité de son tirage chez l’imprimeur Abraham Béresniak. Cette imprimerie familiale est alors dirigée par les fils d’Abraham Béresniak qui sont aussi les oncles de René Goscinny. Dénoncé pour avoir imprimé des tracts anti-Allemands, l’imprimeur et sa famille sont arrêtés, les locaux dévastés et laissés au pillage. Malet ne récoltera qu’une soixantaine d’exemplaires de son ouvrage. Signataire d’un « tract subversif », il est arrêté le 25 mai 1940 pour « atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat », « mis au secret » à la prison de Rennes puis libéré, raflé par les Allemands, et interné au stalag XB entre Brême et Hambourg. En 1941, il est de retour du stalag pour raisons médicales.


Ce retour, Léo Malet s’en servira de porte d’entrée à la première enquête de Nestor Burma. Si 120, rue de la Gare est le premier roman signé sous son vrai nom, (en 1943, SEPE) et qui met en scène son héros emblématique, il succède à un grand nombre d'autres de genres divers et sous des pseudonymes américanisants. En pleine occupation nazie, est-il utile de rappeler qu'il y a pénurie de romans américains, chez les libraires. Les éditeurs en fabriquent de faux. C'est ainsi que par l'entremise de Louis Chavance, qu'il avait connu avant-guerre, Léo Malet va écrire des « polars » sous les noms de Franck Harding (Johnny Metal, 1941, coll. Minuit, Ed. Georges Ventillard) tout d'abord, puis Léo Latimer (La Mort de Jim Licking, 1941), Omer Refreger, Lionel Doucet (noms de son grand-père et de sa femme)... Mais malgré le départ de Breton pour les Etats-Unis, Léo Malet continue de collaborer au groupe surréaliste La Main à plume animé par Noël Arnaud et Jean-François Chabrun. La compagnie n’est pas mauvaise : Paul Eluard, René Magritte, Pablo Picasso... Il participera aux publications collectives du groupe (La conquête du monde par l'image, 1942 ; Décentralisation surréaliste, 1943 ; Le Surréalisme encore et toujours, 1943 ; Présence d'Apollinaire, 1943).
Individuellement, il publie dans la série des « pages libres de la Main à plume » Le frère de Lacenaire, illustré par Dali (1943 ; sixième fascicule sur les douze que compte la série). Ce passé surréaliste, et l’ombre de Breton, il les fera ressurgir tout au long de sa production littéraire dès 120, rue de la Gare, même s’il n’écrit plus de poèmes lorsqu’il débute sa carrière d’auteur de romans policiers, jugeant les deux activités incompatibles. Ils apparaîtront notamment à travers les chapitres relatant les rêves de ses héros. Mais c’est dans la Trilogie Noire que cette caractéristique de son style se manifeste dans toute sa plénitude. En particulier dans La vie est dégueulasse et Sueur aux tripes, avec les « collages » de coupures de presse émaillant ces récits, lui l’inventeur du concept surréaliste du « décollage ».



De 1944 à 1946, Léo Malet publie des romans d'aventures et de cape et d'épée pour la collection Carré d'as des Editions et revues françaises sous ses pseudonymes préférés, (La louve du bas Craoul, 1944 ; Gérard Vindex gentilhomme de fortune, 1944 ; Un héros en guenilles, 1944 ; Le truand chevaleresque, 1944 ; Le capitaine Coeur-en-berne, 1945 ; L'évasion du masque de fer, 1945 ; La sœur du flibustier, 1945 ; Le diamant du huguenot, 1945 ; La forêt aux pendus, 1946, signé Jean de Selneuves, homonyme de son quartier natal) ; et continue dans la veine du policier (Erreur de destinataire, 1944 ; Le dé de Jade, 1946 ; La cinquième empreinte, 1948 , etc.).
Dans cette période, il rédige également ce qu’il nomme des « contes doux », récits courts qui paraissent dans la revue La Rue. Doux... A voir ! Un Bon petit diable, par exemple, dans le numéro 26, est l’histoire d’un jeune garçon qui défenestre sa mère. Mais le noir est là ! Et Léo Malet fait lentement mûrir sa trilogie. Il désire traiter du désespoir et de la fatalité que le genre policier d’alors n’a pas encore accueillis.
Il avait déjà expérimenté le genre noir dans l’Ombre du grand mur, écrit en 1942, mais peu approprié à la collection Minuit, ce « roman d’action inédit » ne sortira qu’en 1944 – grâce au succès que remporte Nestor Burma – à la S.E.P.E. dans la collection « le Bandeau noir », aux couvertures illustrées. Ce bon petit diable, se retrouvera intégré dans un chapitre de Le soleil n’est pas pour nous. 1947, une nouvelle On ne tue pas les rêves est publiée dans une revue de la S.E.P.E. Lectures de Paris. Léo Malet fera de cette trentaine de pages, le troisième volet de la Trilogie Noire, Sueur aux tripes.







La Trilogie Noire : une naissance difficile
Longue gestation. Le premier opus paraît début 1948 à la S.E.P.E. La vie est dégueulasse commence par un « véritable... bide », selon ses propres mots !
La réussite viendra d’une rencontre avec Jean d’Halluin des Editions du Scorpion qui lui proposera de republier ce roman, et tant qu’à faire en écrire un second. Et c’est sous sous la couverture rouge et noir – pour un anar, c’était de rigueur –, illustrée de sa seule construction typographique, suivant le principe de cette collection prisée, que démarre le succès de la Trilogie Noire.









Francis Lacassin, dans sa préface (3) rapporte : « La vie est dégueulasse reparaît vers septembre 1948 sous la couverture rouge et noir du Scorpion ; et Le Soleil n’est pas pour nous lui succède en janvier 1949. Malet a écrit dans la même foulée Le Soleil n’est pas pour nous et Sueur aux tripes ; celui-ci devant paraître également dans la foulée du précédent. On ne s’étonnera donc pas de voir Sueurs aux tripes (au pluriel) figurer parmi les titres déjà parus, annoncés en quatrième page de couverture de Le Soleil n’est pas pour nous. Si l’on en croit un catalogue inséré en fin de volume, ces «sueurs» sont même tarifées à 180 F. On ne s’étonnera donc toujours pas que dans les années suivantes, les fidèles de Léo Malet aient recherché désespérément un exemplaire de Sueurs aux tripes chez les bouquinistes. Recherche sans espoir, car promis à une parution imminente puis retardée, Sueurs aux tripes ne vit jamais le jour aux Editions du Scorpion. En raison des difficultés financières et judicières éprouvées par Jean d’Halluin, criblé d’amendes et d’interdictions pour avoir outragé les bonnes mœurs en publiant J’irai cracher sur vos tombes

C’est nourri par cette double parenté, l’anarchie et le surréalisme, que Léo Malet, l’orphelin réussira à donner de nouveaux horizons au roman policier, le teintant de détresse sociale et de poésie.

(1) Entre 1933 et 1939, Léo Malet était crieur de journaux au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits-Champs. C’est là qu’il installera bureaux (l’Agence Fiat Lux) et domicile de Nestor Burma. Il confiait à Bernard Pivot lors d’une émission d’Apostrophe (20 juillet 1979) qu’il avait fait fonction de nègre pour un maître chanteur analphabète, installateur de chauffage central pour la « Maison Ménage » dans un bordel rue de Hanovre, ce qui lui avait permis de rencontrer toute sorte de personnages étranges à recycler en personnages de romans.

(2) Alors qu’il livre un bidet (il tient à le préciser dans un entretien avec Yves Martin!) que passant devant la librairie de José Corti, rue de Clichy, il voit La Révolution surréaliste et d’autres publications « aux couvertures curieuses » qu’il rencontre le surréalisme.

(3) « Sous le drapeau sang et noir de l’inquiétude sexuelle », préface de Francis Lacassin à La vie est dégueulasse, 10/18, coll. L’appel de la vie.


Léo Malet revient au bercail ... après quelques escapades.

Du 10 octobre au 29 décembre 2006, la médiathèque Centrale d’Agglomération Emile Zola de Montpellier organisait une exposition intitulée «Léo Malet revient au bercail», faisant référence à un roman dans lequel Nestor Burma retourne dans sa ville natale pour, une fois de plus, « mettre le mystère knock out ». C’est grâce à la donation que Jacques Malet, fils unique de Léo Malet, a fait à la médiathèque que cette exposition a pu voir le jour. Y est retracée la vie et l’œuvre de l’inventeur de Nestor Burma. Le fonds Léo Malet compte plus de 4 000 pièces, de la célèbre pipe à tête de taureau, à sa table de travail qui avait appartenu à Dali en passant par la machine à écrire Underwood que lui avait laissée Rudolf Klement, l’un des secrétaires de Trotsky. « C’est sur cette machine hantée que j’ai tapé la plus grande partie de ma production romanesque ! » confie Malet dans La Vache enragée.
C’est aussi 88 manuscrits et tapuscrits dont Le Trésor des Mormont, un petit livre que Léo âgé de 8 ou 9 ans avait écrit à la main et illustré, des collages, des tracts surréalistes, les divers volumes dans les différentes éditions de son œuvre, plus de 2000 objets de correspondance parmi lesquels des courriers de Paul Eluard, Magritte, Yves Tanguy, Boileau-Narcejac, Jacques Tardi..., des revues anarchistes, surréalistes, littéraires, 369 livres dont beaucoup dédicacés des noms de Breton, Eluard, Pastoureau, Benjamin Péret... Un inventaire à la Prévert (qui est présent lui aussi).
Léo Malet revient au bercail, c’est en 20 panneaux et vitrines le parcours de sa vie et de son œuvre à travers l’anarchie, le surréalisme le polar. C’est aussi l’assurance donnée à voir que Malet est un auteur durable puisque son œuvre a réussi à traverser le temps pour que la bande dessinée avec Jacques Tardi et le cinéma ainsi que la télévision l’adaptent et s’en inspirent. Une des particularités de cette exposition, est qu’elle est itinérante. Et conçue en double exemplaire. Après s’être déplacée à Lens, Corbeil-Essonne, Tarare et Alger, la voici à Brives et après trois mois de villégiature en Roumanie, elle s’installera à Arras en mai, Chaumont de juin à novembre, puis Montélimar et les médiathèques de Haute-Marne. Pendant ce temps, « Léo Malet revient au bercail » poursuit son voyage dans les communes de l’Agglomération. Elle sera accueillie au Crès du 12 au 31 mars et reviendra à la médiathèque centrale d’Agglomération Emile Zola, du 2 au 19 juin.

A paraître dans le Magazine du Bibliophile

mardi 10 mars 2009

Cyrano, inventeur d’une science-fiction

Il est malaisé de fixer les origines d’un genre littéraire – la science-fiction – qui a vu son « âge d’or » dans les années 1950-1970. Une des difficultés pour tenter d’y parvenir réside dans sa définition. Si l’on peut voir dans certains livres de la Bible, dans les mythologies égyptienne, grecque et romaine, des événements similaires à ce que l’on rencontre dans les romans de SF moderne, l’association science et fiction, avec l’articulation d’un récit dans un champ scientifique particulier prend corps avec cette curieuse aventure narrée par Savinien Cyrano de Bergerac.

Alors que son héros décide de faire perdre un quart d’heure à De Guiche, rival de Christian dans l’amour pour Roxane, Edmond Rostand demande à son Cyrano d’inventer une galéjade afin de ruiner la réalisation imminente du mariage de l’importun avec la belle qui épousera secrètement Christian durant la comédie que jouera Cyrano. Ainsi, celui-ci affirmera à un De Guiche, impatient et incrédule, tomber du ciel à sa rencontre, et plus précisément de la Lune, sans faire l’économie de fantaisie et d’humour dans son extravagant récit. Dans cette scène d’anthologie – quelle scène de Cyrano n’est-elle d’anthologie ? – Rostand s’inspire directement d’un ouvrage reparu depuis peu (11 ans avant la création de la pièce en 1897), écrit néanmoins par le véritable Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655) et imprimé un an après sa mort par son ami d’enfance Le Bret : Histoire comique des Etats et Empires de la Lune.

Les ingrédients de la science-fiction
Et à l’instar de ce qu’en fit Rostand dans sa scène, cette « histoire co­mique » ne manque ni d’invention, ni de drôlerie, tout comme l’authentique Cyrano ne manque de courage et d’audace, car il va à l’encontre du « politiquement correct » de son époque, véhiculé et imposé par l’Eglise et le pouvoir royal. En effet, l’auteur fonde son récit sur des découvertes, des affirmations de scientifiques, en reprenant des démonstrations et en déclinant de possibles conséquences de thèses controversées et dont on s’apercevra plus tard qu’elles constituaient « le vrai ». Le lecteur ignorant des choses de la science considérera ce type de récit comme une simple fiction, œuvre d’imagination fantaisiste, voire poétique. Pour les autres, nous avons là les ingrédients de ce que nous appelons la science-fiction et une forme romancée d’un discours philosophique et politique.

Indiscipliné, fantasque et poète
Pour tenter de définir la nature d’un récit appartenant à ce genre littéraire, il est donc indispensable de connaître l’état d’avancée des connaissances et des propositions scientifiques au moment où l’auteur l’a écrit, tout comme il est nécessaire de faire le point sur l’environnement « politique », l’état des idées, des croyances, et des événements qui en découlent. Savinien Cyrano de Bergerac est né, selon les sources, en 1620 au château de Bergerac, ou à Paris en 1619 (si l’on en croit le bibliophile Jacob ou encore Auguste Jal, qui s’appuient sur un acte retrouvé dans les archives de la paroisse Saint-Sauveur). Garçon indiscipliné et fantasque, il manifestait une sainte horreur de la pédanterie, de l’autorité et du dogmatisme, sans pour autant rejeter le goût d’apprendre, même s’il s’engage comme soldat à la compagnie de Monsieur de Carbon de Castel-jaloux, où selon son ami Le Bret, il taquine déjà la muse, jusque dans les bruyantes salles de corps de gardes. De retour à la vie civile après avoir reçu deux graves blessures lors des sièges de Mouzon et d’Arras, il se consacre à l’étude et aux lettres, nouant des relations assidues avec les beaux esprits de son temps, savants et philosophes comme Gassendi (1592-1655) dont il suit l’enseignement ou gens de théâtre comme Molière et Tristan L’hermitte dont il se fait des amis, et entreprend d’écrire ; des pièces de théâtre (La Mort d’Agrippine, Le Pédant joué), mais aussi ce qui constituera l’Histoire comique. Quel est l’environnement scientifique aux alentours de cette première moitié du XVIIe siècle dans laquelle se situe la rédaction de L’Autre Monde ou Estats et Empires de la Lune ? Le début du récit se situe au retour d’un dîner. Des amis marchant sous la Lune, devisent de « l’astre safran », imaginant des natures toutes aussi abracadabrantesques les unes que les autres : une lucarne, un ustensile de repassage de Diane, un trou par lequel « le Soleil regarde ce qui se passe quand il n’y est pas ». Le narrateur estime quant à lui que « la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune ». Ce qui attire des rires. Arrivé à son logis, il découvre sur sa table, sans qu’il l’y ait mis auparavant, un livre de Cardan (médecin naturaliste, physicien, mathématicien, astrologue, 1501-1576) dans lequel l’auteur affirme avoir vu entrer, en passe-muraille, deux grands vieillards, habitants de la Lune. Jugeant la coïncidence comme étant un signe providentiel de la nécessité d’enseigner aux hommes que la Lune est un monde, il entreprend de s’y rendre.

De la Terre à la... Terre
Il s’entoure de fioles pleines de rosée que le Soleil chauffant attire vers lui, telles les « grosses nuées », et s’élève vers le ciel. Mais semblant s’éloigner de la Lune plutôt que de s’en rapprocher, il casse plusieurs de ses fioles et redescend sur Terre. Constatant un décalage dans le temps – au lieu d’être minuit, il paraissait être midi – notre personnage qui étant monté droit et devant logiquement être redescendu de même ne reconnaît pas son point de départ. Il se voit entouré d’hommes nus qui s’enfuient alors qu’il songe à les approcher. Il en capture un, un vieillard olivâtre dont il ne comprend pas le langage. Arrivent des soldats qui le mènent vers leur compagnie et lui apprennent qu’il se trouve en Nouvelle France. Depuis le traité de Saint-Germain-en-Laye (29 mars 1632), par lequel l’Angleterre rend le Québec – et à partir de cette date d’autres territoires – à la France, la Nouvelle France (c’est par ce nom que l’on baptise le Canada français) est d’actualité. La Compagnie de la Nouvelle-France reprend ses activités d’exploitation des pelleteries. Isaac de Razilly est nommé lieutenant général du roi pour tout le Canada. Un important contingent de colons vient s’installer. Samuel de Champlain, remplira le rôle de gouverneur – sans en avoir le titre – jusqu’à sa mort en 1635.

Copernic, Gassendi, Galilée et les autres...
Hébergé par l’un de ces hommes, à qui il avait confié « qu’il fallait que la Terre eût tourné pendant [son] élévation, puisque, ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, [il] était tombé par une ligne quasi-perpendiculaire au Canada », son hôte le visite dans sa chambre et lui apprend qu’il est sujet d’une controverse, considéré par les pères (ecclésiastiques) du cru comme magicien et qu’il eut mieux valu qu’il passât pour un imposteur, tant ses opinions concernant le mouvement de la Terre autour du Soleil semblaient peu crédibles. S’ensuit un dialogue avec le vice-roi, l’hôte de notre héros, qui cite Copernic et Gassendi et raille le système de Ptolémée ; à son tour notre voyageur se lance dans une critique de l’ethnocentrisme, expose un système héliocentrique, émet la notion d’infinité de l’univers pour terminer sur cette profession de foi scientifique : « Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la sainte Ecriture parle seulement d’un que Dieu créa, je réponds que je ne dispute plus ; car, si vous voulez m’obliger à vous rendre raison de ce que me fournit mon imagination, c’est m’ôter la parole, et m’obliger de vous confesser que mon raisonnement le cédera toujours en ces sortes de choses à la foi ? ». Dans cette même conversation, on peut y déceler une approche de la formation des systèmes solaires. En 1632, Galilée fait paraître Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, dans lequel il critique le géocentrisme de Ptolémée prétendant que la Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil. C’est aussi l’année où il énonce un principe de relativité, observant que divers événements mécaniques ne diffèrent guère selon qu’ils se déroulent dans un environnement – tel qu’un navire – en mouvement, ou inerte. Gassendi en fera la démonstration en 1640, au large de Marseille.

La Lune, un sujet d’actualité
Par la suite, après une infructueuse tentative de s’envoler vers la Lune grâce à une machine de sa fabrication, notre personnage parvient, le hasard et quelques fusées (feux d’artifice) aidant, à se retrouver « entre deux lunes » – la Terre et son satellite – puis attiré par la force d’attraction de cette dernière, le voilà « aluni » sous un « pommier » qui amortit sa chute et dont le jus d’un fruit écrasé le rassérène. (Johannes Kepler avait énoncé en 1609, puis en 1618 les trois lois décrivant les propriétés du mouvement des planètes autour du Soleil, dont la force qu’exerce ce dernier sur elles). Etonnamment, c’est grâce à la chute d’une pomme – si l’on en croit la légende contée par Voltaire – qu’en 1684, Isaac Newton expérimente sa théorie de gravitation universelle. Mais ne voyons pas du surnaturel là où il n’y en a pas. La Lune, tout comme le Canada, est d’actualité dans cette première moitié du XVIIe siècle. En 1645, Michel van Langren dresse à partir d’observations au téléscope une carte de la Lune, décrivant les cratères, les montagnes, les mers. Sa nomenclature se compose de noms de rois et de reines catholiques, de saints et de savants astronomes et mathématiciens contemporains ou du passé. Johannes Hevelius en 1647 publie la Selenographia, un atlas du même satellite, mais la nomenclature de van Langren n’est pas reprise au profit de noms correspondant à des lieux terrestres. En 1651, le savant jésuite Giovanni Riccioli publie Almagestum Novum, dans lequel sont contredites les thèses de Copernic, Kepler et Galilée d’un système héliocentrique de l’univers et du mouvement elliptique des planètes. Riccioli y conçoit néanmoins une méthode de nomenclature lunaire qui perdurera dans les siècles à venir. Sur la Lune, des fleurs, des ruisseaux, des fontaines, de chants d’oiseaux. Nous sommes là au paradis terrestre, le pommier est l’arbre de vie. Couché à l’ombre, dans une forêt de jasmins et de myrtes, un adolescent dont « la majestueuse beauté force presque à l’adoration ». L’édition posthume de l’histoire comique est incomplète par rapport au manuscrit. Dans un passage manquant, y est faite l’hypothèse par le jeune homme – qui se nomme Elie – que les Terriens sont des transfuges de la Lune, de cet Eden d’où Adam s’est enfui par crainte de Dieu, avant d’y attirer Eve par « sympathie » des corps séparés. Installés entre la Mésopotamie et l’Arabie, il fut connu sous le nom d’Adam ou de Prométhée. La vie terrestre aurait une origine extraterrestre ! Il confie également à notre héros que l’un des descendants de ces anciens habitants de la Lune, Enoch, voulant fuir les mortelles querelles de ses parents pour le partage de la Terre, décida de rentrer sur la Lune et pour y parvenir, s’avisant « que le feu du ciel descendait sur les holocaustes des justes et de ceux qui étaient agréables devant la face du Seigneur », utilisa deux grands vases emplis de fumée d’un sacrifice et hermétiquement clos. L’aérostat à air chaud était né, qu’allaient expérimenter plus d’un siècle plus tard les frères Montgolfier. Et pour l’alunissage, « il délia promptement les vaisseaux qu’il avait ceints comme ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine était-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant était assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de la charité qui le soutint doucement, jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases, ils montèrent jusqu’à un certain espace où ils sont demeurés : et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances ». Coup sur coup, Cyrano nous délivre l’idée du parachute et celle de la mise en orbite de satellites.

Rencontre avec le démon de Socrate
Après avoir conté le déluge, « car les eaux où votre monde s’engloutit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’arche voguait dans les dieux [(sic) – les cieux ?] à côté de la Lune » et la colonisation de la Lune grâce à Achab, fille de Noé entraînant à sa suite les femmes et les animaux, le jeune homme explique alors comment il est venu, en utilisant les vertus du magnétisme et de l’alchimie puis entretient notre héros de l’arbre de vie, de son fruit qui donne la jeunesse éternelle, de l’arbre de science dont le fruit recouvert d’une écorce qui donne l’ignorance, recèle en son sein une substance qui rend clairvoyant et à laquelle il goûte. Par une fâcherie, il se retrouve seul, jusqu’à ce qu’il rencontre d’autres hommes, géants marchant à quatre pattes, s’étonnant de ce que leur visiteur soit si différent d’eux pour être un homme. On le considère comme « la femelle du petit animal de la reine ». Tandis qu’il est exposé comme curiosité de salon et objet de divertissement, il rencontre là un homme s’adressant à lui en grec, qui lui explique qu’il est traité de même qu’on l’eût fait sur Terre d’un qui viendrait de la Lune en se prétendant homme. L’homme, qui se présente comme « le démon de Socrate », lui apprend qu’il avait enseigné à Thèbes, à Epa­mi­nondas, à Caton, à Brutus. Il lui révèle que ses compagnons, ceux que sur Terre on appelle « oracles, nymphes, génies, fées, dieux, foyers, lémures, larves, lamiers, farfadets, naïades, ombres, mânes, spectres et fantômes », avaient déserté les hommes du fait de leur stupidité et leur grossièreté. Néanmoins, il sera retourné en voyage sur Terre et rencontré Cardan, Agrippa, l’abbé Tritème, le docteur Fauste, La Brosse, César et les Chevaliers de la Rose-Croix. Egale­ment Campanella [philosophe italien (1568-1689), auteur de Sensu Rerum, adversaire de l’école scolastique, accusé d’hérésie et de conspiration, il fut enfermé durant vingt-sept ans en prison], La Mothe Le Vayer [Philosophe sceptique français (1588-1672)] et Gassendi. Ce démon de Socrate, né dans le Soleil, envoyé coloniser la Terre a préféré émigrer sur la Lune parce que « les hommes y sont amateurs de la vérité; qu’on y voit point de pédants ; que les philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que ni l’autorité d’un savant ni le plus grand nombre ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange quand il raisonne aussi fortement ». Aux renseignements que demande notre héros, le démon pose la question des sens, et de l’interprétation que l’on se fait de l’inconnu. Cependant, il est toujours détenu et pris pour un animal. Les « Lunaires » s’expriment en sons semblables à la musique pour les grands personnages, par un ensemble codifié de mouvement des différentes parties du corps, pour le peuple. Il retrouve son démon qui a changé d’enveloppe charnelle. On vient le chercher pour dîner. On s’y nourrit de fumée (fumets, odeurs). On y dort sur des lits de fleurs et on s’éclaire grâce à des vers luisants. Un lieu où les alouettes tombent rôties dans la bouche où on paie en rimes et en vers, car c’est ici la monnaie « et quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grand’chère ».

« Et pourtant, elle tourne »
Il rencontre un Espagnol, considéré par les Lunaires comme son mâle (le petit animal de la reine). Celui-ci a dû quitter la Terre, parce qu’« on [l]’a voulu mettre en [son] pays, à l’inquisition, parce que, à la barbe des pédants, [il] avait soutenu qu’il y avait du vide et qu’[il] ne connaissait pas de matière au monde plus pesante que l’autre. » Il se lance dans une démonstration fondée sur la notion d’unicité de la matière organisée de diverses façons selon la pression des éléments entre eux, tendant à prouver ses dires. Cela nous fait songer qu’en 1643, le physicien italien Evangelista Torricelli invente le baromètre à mercure et découvre la pression atmosphérique. En 1647, Blaise Pascal fait vérifier les expériences de Torricelli à diverses altitudes par son beau-frère Etienne Périer, qui mesure les hauteurs de mercure à Clermont-Ferrand et au sommet du Puy de Dôme, et trouve des différences significatives. Grâce à l’expérience dite du Puy de Dôme sur la pression atmosphérique, Pascal vérifie avec l’aide de Florin Périer, en 1648, l’hypothèse de Torricelli sur la pesanteur de l’air. De nombreux entretiens avec son « mari » espagnol donnent le prétexte à Cyrano de faire des assertions scientifiques certes hasardeuses pour l’époque, mais avérées depuis, dans lesquelles, on croit discerner les notions d’énergie interne à la matière, des différents états de cette dernière et des éléments. Cependant, notre héros commence à appréhender le langage des « Lunaires » motivant chez eux une controverse entre ceux qui comme les tenants de Descartes dénient aux animaux toute trace d’intelligence contre les partisans de Gassendi. On en vient à une critique de la philosophie aristotélicienne, amenant sur le terrain des idées le principe de la science moderne, se fondant sur l’expérimentation et la preuve. De cette controverse, il est décidé qu’il est oiseau et par conséquent encagé. Une des filles de la reine s’é­prend de notre héros. Elle espère le tirer de sa condition. D’autant qu’une guerre se prépare contre le roi La-la-ut-mi (N’oublions pas que l’on s’exprime en musique). De nouveau, on lui demande de s’entretenir de physique [en 1638, Galilée (1564-1642) pose les bases et invente les termes de physique mécanique], mais lorsque notre spationaute déclara que leur monde n’était qu’une lune, des savants peu tolérants le promirent à la mort. Son procès était ouvert. Un autre le défendit arguant que tout homme est libre et peut s’imaginer ce qu’il voudra, qu’il continuera de croire ce qu’il veut, même s’il avoue penser le contraire. Voilà une attaque en règle contre le principe des aveux et remords, souvent obtenus par crainte des tortures. En 1633, Galilée est arrêté par l’Inqui­sition, jugé, emprisonné pour le contenu de son Dialogue (op. cit) et contraint à faire « amende honorable », c’est-à-dire renier ses convictions, ce faisant, il murmura, à genoux « et pourtant, elle tourne ». Pour les mêmes raisons, Descartes s’autocensurera et s’abstiendra de faire sortir son propre traité dans lequel il défendait à son tour l’héliocentrisme. Celui-ci avait pourtant publié en 1637 Le Discours de la méthode (pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences), son premier texte philosophique, écrit directement en français (le premier qui fut), s’opposant à la tradition scolastique qui usait du latin. Dans son discours « accessible, même aux femmes », Descartes prône le doute de tout pour établir toutes les vérités, rejetant la précipitation et les préjugés, apte à asseoir une morale stable et acceptée de tous. On y découvre le fameux « cogito, ergo sum » – je pense donc je suis –, par lequel il affirme que le doute, base de toute connaissance, révèle l’existence de la pensée de celui qui l’exerce. Descartes rompt ici avec la tradition antique et judéo-chrétienne de la philosophie, jugeant la scolastique trop « spéculative » et estimant que les hommes doivent se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Amende honteuse et philosophie épicurienne
L’avocat de notre voyageur, poursuit son discours envisageant la thèse où l’accusé serait un animal. Se préoccuper de ses dires serait « prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ». Le plaidoyer de son défenseur devant la « vénérable assemblée » fit mouche. A peine terminait-il par « Justes, j’ai dit. » qu’une longue acclamation, « une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle ; et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure », le roi prononça que notre héros était censé homme et mis en liberté que sa punition serait une « amende honteuse dans laquelle il se dédierait d’avoir soutenu que la Lune [notre Terre] était un monde à cause que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter dans l’âme des faibles ». Habillé somptueusement par ignominie, il est promené, traîné dans un magnifique chariot tiré par quatre princes aux cinq grandes places de la ville, il est obligé de crier : « Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une Lune. Tel est ce que le Conseil trouve bon que vous croyiez. » Voilà une amende honteuse bien savoureuse et fort honorable ! Il s’avère que celui qui a si bien défendu notre ami, n’est autre que son « démon », qui le convie à l’héberger et à se joindre à un dîner en compagnie de deux professeurs d’académie. Certes l’Académie des sciences n’est pas encore créée, elle le sera en 1666, mais Richelieu fonde l’Aca­démie française en 1635, chargée de formaliser la langue française. Dîner étrange, car l’un des convives mange à part. « Il ne goûte point d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes à cause qu’il les pense capables de douleur ». Il s’agit ici d’une allusion à la philosophie épicurienne et gassendiste qui reconnaît une âme universelle transférable à tout être. Le premier philosophe soutient qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. « Représentez-vous donc l’univers comme un animal ; que les étoiles, qui sont des mondes, sont dans ce grand animal, comme d’autres grands animaux, qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc. et que nous, à notre tour, sommes aussi des mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits... » Le second entretient l’assemblée des atomes, régissant l’optique, la propagation du son, le toucher, l’odorat et le goût. C’est en 1647 que paraît De vita et moribus Epicuri de Pierre Gassendi, qui développe la théorie d’Épicure sur les atomes.

Un livre miraculeux
Alors qu’il doit le quitter, son hôte lui confie deux livres : Les Etats et Empires de la Lune, avec une addition de l’Histoire de l’Etincelle, et le Grand Œuvre des Philosophes. La description de ces livres ne peut laisser indifférents les bibliophiles. « Je me mis à considérer attentivement mes livres et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses ; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon démon avait traduit ces livres en langage de ce monde ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes. A l’ouverture de la boîte, je trouvais dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quels petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre, à la vérité, mais c’est un livre miraculeux, qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles : on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec grande quantités de toutes sortes de petits nerfs, cette machine ; puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter ; et au même temps il en sort, comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands Lunaires, à l’expression du langage. » Les bibliophiles peu enclins au modernisme n’auront pas remarqué cette similitude inouïe (nous sommes dans le registre du son) avec le tourne-disque, le gramophone ou autre phonographe, dont le premier brevet a été déposé en 1877. Autant dire que l’homme avait du nez ! Que les mânes de ce bon Cyrano ne considèrent cette référence à l’appendice nasal comme une saillie malveillante à son égard, car quelques pages plus loin, peu avant la fin de ce conte philosophique ou de science-fiction, chacun en jugera, il apprend que si les Lunaires possèdent un nez si fort, c’est par commodité pour pouvoir donner l’heure à la façon d’un cadran solaire, ce nez constituant le gnomon qui porte son ombre sur les dents qui font office de table, et qu’en outre il y a là « le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral... ».

Du fantastique à la science-fiction

La science fiction est un terrain mouvant de la littérature populaire.
Ce sont naturellement les thèmes qu'elle exploite à travers l’extension du champ scientifique qui lui confèrent sa nature... L'introduction de la science et de la technologie dans le récit donne naissance à un nouveau genre littéraire, l'émancipant de son appartenance au fantastique qui lui-même s'était différencié du « merveilleux» où le surnaturel – êtres imaginaires, magie et pratiques – apparaît comme une composante « naturelle » et admise par eux, de l'environnement des personnages. On trouvera les héritiers des grands récits légendaires (légende arthurienne, les mythologies grecques et germaniques, ou les sagas nordiques) dans ce qu'on nomme aujourd'hui fantasy, particulièrement avec des auteurs comme Tolkien (1892-1973) père de l'incontournable Seigneur des anneaux ou Robert H. Howard (1906-1936) créateur du personnage de Conan le barbare inspirés par leurs prédécesseurs William Morris (1834-1896) et George MacDonald (1825-1905), véritables précurseurs de la fantasy. Dans le fantastique les événements surnaturels constituent les points de fixation du récit, qui apparaissent dans un cadre rationnel projetant les personnages dans une dimension qui leur est et leur reste étrangère. L'occultisme, démons, esprits et fantômes y feron
t leurs choux gras, Edgar Allan Poe (dont nous célébrons cette année le centième anniversaire de la naissance) et Guy de Maupassant donneront à ce genre ses lettres de noblesse. La science fiction, quant à elle ne craint pas d'explorer l'irrationnel, mais elle le fait sur la base d'un savoir naissant ou à naître en fonction de découvertes scientifiques prometteuses, quitte à laisser entrer un peu de parapsychologie, voire de paranormal avec ses cohortes d'extra-terrestres et de mutants dialoguant par télépathie. Nous en avons un fameux exemple avec A la poursuite des Slans d’A.E. Van Vogt (1940). Les différentes évolutions du champ scientifique, avec l'intégration de certaines disciplines dans ce domaine, comme la sociologie, la psychologie, la politique, l'écologie ou encore l'économie, repoussent les frontières de ce genre littéraire par rapport à ce qu'elles pouvaient être à l'époque de Jules Verne, par exemple, qui s'appuyait davantage sur la science appliquée et la technologie. Ce que l'on considérait jadis comme conte philosophique ou essai politique à l'instar de De optimo statu rei publicae deque nova insula – « L'Utopie » – que Thomas More (1478-1535) publie en 1518 peut trouver sa place dans nos bibliothèques au rayon science-fiction. Plus qu'un décor ou un environnement dans lequel un récit d'aventure se situe, l'organisation sociale ou politique de la société devient le motif de bon nombre de romans de SF, comme elle l'a été par ailleurs dans le domaine du roman policier. Citons parmi les auteurs et les récits marquants Aldous Huxley (1894-1963) et son Meilleur des Mondes (qui paraît en 1932) ou George Orwell (Eric Arthur Blair – 1903-1950) et son formidable 1984 (publié en 1949) ou sa Ferme des animaux (1945). En France, des gens comme René Barjavel (1911-1985) qui introduit le genre dans la littérature française avec Ravage en 1943 ou Pierre Boulle (1912-1994) qui publie La planète des singes en 1963 et Les Jeux de l'esprit en 1973 s'inspirent des événements et cataclysmes sociaux du XXe siècle pour établir tout un pan de la SF : l'anticipation (décrivant le plus souvent les effets désas­treux et la chute d'une civilisation technologique et sur-armée), tout comme Philip K. Dick, Isaac Asimov ou Clifford D. Simak outre-Atlantique.

Pillage de coffre et vol de manuscrits (extrait de la Préface de Eugène Muller sur Cyrano de Bergerac, in Histoire comique des Etats. Dans l'édition de 1886, Paris, Librairie Ch. Delagrave, Eugène Muller qui signe la préface note : « Après son décès (de Cyrano), son ami Le Bret, à qui il avait confié le soin de publier ses écrits, ne trouva chez lui que le manuscrit des Etats et Empires de la Lune, qu'il imprima l'année suivante. « Un voleur, dit-il, qui pilla son cof­fre pendant sa maladie, » en avait enlevé son Histoire de l'Etincelle et de la République du Soleil. Mais cinq ans plus tard, en 1661, un libraire favorisé par le pilleur de coffre — en ce temps-là, la propriété littéraire n'étendait guère ses effets au-delà de la possession toute matérielle du manuscrit — mit au jour le récit qu'on croyait perdu, et dont la perte eût été vraiment des plus regrettables, au double point de vue philosophique et littéraire. A la vérité, l'on peut se demander si toutes les restitutions furent faites ; car, si d'une part l'exécuteur des dernières volontés de Cyrano regrette la disparition de l'Histoire de l'Etincelle et de la République du Soleil, ce qui semble énoncer le titre d'un même ouvrage, à la fin du Voyage à la Lune, cette Histoire de l'Etincelle mentionnée séparément. » Des passages de l'Histoire Comique des Etats et Empires de la Lune manquent également dans cette édition, qui font ouvertement référence aux personnages bibliques. Muller dans sa préface suppose que cette absence serait liée au vol initial.

Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 80

samedi 28 février 2009

L’échoppe à phylactère

Paris regorge de trésors, où la ballade vous fait rencontrer l’Histoire et vous raconte des histoires. C’est dire si le plaisir est bien au rendez-vous. A deux pas de la Bourse, du Musée Grévin et des Grands boulevards, les « passages » parisiens, édifiés pendant la première moitié du XIXe siècle, avant le bouleversement hausmannien et la percée des grandes avenues, abritent aujourd’hui, sous leurs verrières qui leur confèrent cette luminosité si particulière, nombre de petites boutiques qui savent séduire le badaud et les collectionneurs de tous poils. Ici, passage Verdeau, dans le 9e arrondissement, vous visiterez la librairie Roland Buret, spécialiste de la bande dessinée ancienne francophone. Dès l’ouverture de la porte, un parfum de vieux papier vient chatouiller votre nostalgie et vous offre une bouffée d’enfance. Assurément de votre enfance. Vous êtes accueilli par les vieux héros qui ont nourri vos jeunes années, et ont habité vos rêveries d’écolier. En y réfléchissant bien, à l’origine de quels désirs nos lectures enfantines ne sont-elles pas ? Roland Buret est un monsieur dont la bonhommie tend à se dissimuler derrière une réserve de timide. Il examine, apparemment satisfait, des exemplaires de Fantax, qui viennent de lui être livrés. Comment se retrouve-t-on libraire d’ancien spécialisé en bande dessinée ? Une vieille passion qui remonte aux tendres années ?




Monsieur Buret, comment vous est venu le métier de libraire ?
Il m’est venu en collectionnant. Comme tous les collectionneurs, on accumule beaucoup de documents, de pièces, des doubles, au fur et à mesure que la collection s’affine, on vend certaines pièces par correspondance, mais, petit à petit, se posent de gros problèmes d’espace dans la maison. Il faut prendre une décision : soit on arrête la collection, soit on essaye de devenir un professionnel de la collection. On procède de plus en plus à des échanges, le temps manque et se prend au détriment des activités professionnelles. Si on ne veut faire une croix sur la collection, on se lance dans le métier de libraire... Et on cesse d’être collectionneur. A partir du moment où l’on a une librairie, il devient difficile de collectionner ce qu’on vend. Parce que l’on est tiraillé par les impératifs économiques, et que les clients apprécient mal que l’on mette de côté les plus belles pièces. Je le suis encore un peu, mais beaucoup moins qu’avant. Ou alors, la collection s’oriente différemment, vers autre chose que ce que l’on vend.

Par exemple ?
Tout ce qui concerne Jean Cocteau. C’est même ma première collection. Quand j’étais en 6e, j’étais subjugué par Cocteau, par toute son œuvre. J’avais lu les Parents terribles, la Machine infernale. Ce fut un choc émotionnel esthétique très fort dans ma vie, et qui n’a pas arrêté. Ça a été une constante. J’ai donc une belle collection de livres, d’originaux, de dessins, tableaux et poteries, qui concerne Jean Cocteau. Il y a de quoi faire, de quoi remplir une maison et bien meubler bien une existence. Il y a peu de rapports avec la bande dessinée, hormis un livre de contes illustrés pour enfants Drôle de ménage, dans lequel certains dessins rappellent un petit peu la bande dessinée. Je suis venu à la BD en étant collectionneur d’ouvrages de science fiction. Depuis l’âge de douze ans, j’avais dû amasser énormément de livres de collection, style Fleuve noir, et de revues fantastiques comme Fiction ou Galaxie, c’était vraiment la grande passion de mon adolescence, pendant laquelle j’ai écumé les bouquinistes des quais de la Seine et les différents libraires… C’était amusant, à la fin des années soixante, début soixante-dix, il y avait encore beaucoup de petites échoppes de livres anciens, situées sous les porches à Paris. Il s’y pratiquait un commerce d’échanges de livres populaires très important – elles ont maintenant plus ou moins disparu, et aucun guide ne les recensait. Tous les jeudi et les samedi après-midi, j’ai alors sillonné Paris, en vélo, arrondissement par arrondissement, pour me faire un plan des bouquinistes de Paris qui avaient ce genre d’ouvrages. Je dois mon premier contact avec la bande dessinée à l’un de mes oncles avec lequel je parlais de littérature de SF qui m’avait dit avoir lu les Aventures de John Carter sur Mars (NDLR : Edgar Rice Burroughs) non pas en roman, mais en feuilleton dans une bande dessinée. Il m’a montré ses illustrés – qu’il avait conservés dans son grenier – il s’agissait de Junior où en première page, il y avait les aventures de Tarzan dessinées par Hogarth. Alors, là ça a été le choc esthétique !

Les dessins de Burne Hogarth sont absolument magiques, on dirait pratiquement un dessin classique, et il m’a offert cette pile d’illustrés, mais il manquait quelques numéros de la série. Ce qui fait que j’ai repris mon bâton de pèlerin, et qu’en plus des ouvrages de Cocteau et de SF, je cherchais les numéros de Junior pour compléter la série. Je me suis aperçu en fréquentant les librairies que tout un peuple de collectionneurs commençait à exister. Toute une famille de personnes, en général plus âgées que moi, qui recherchaient les vieux numéros de Robinson, du Journal de Mickey, de l’Epatant, de l’Intrépide, ces journaux qui étaient parus de 1905 à 1940. C’était-là la toute première génération de collectionneurs. J’ai pu voir les évolutions de ce milieu. J’ai ouvert ma librairie en 1977, j’avais 30 ans et une collection qui commençait à prendre de la place. Il fallait pousser les murs ou prendre une boutique. Au départ, je prévoyais de faire ça pendant deux ou trois ans, et puis ça fait trente ans que je fais ce travail. Quand j’ai commencé, la seule chose qui intéressait les amateurs, c’était les journaux, les périodiques. Puis les gens se mirent à collectionner les albums, les premiers albums de Tintin, de Blake et Mortimer, toute la grande période des années 50, les albums d’Hergé, de Franquin, de Jacobs, et petit à petit, ces amateurs ont eu des collections relativement conséquentes et ont élargi leurs recherches aux planches originales, aux objets issus ou ayant un rapport avec la BD 3D. C’est un domaine de collection qui a de multiples facettes, et aujourd’hui, on ne peut pas donner un profil type du collectionneur de BD.

Actuellement, d'où proviennent vos approvisionnements ?
Pendant très longtemps, je me fournissais dans les brocantes, les foires à tout, ou chez des libraires qui n’étaient pas spécialisés, mais de plus en plus, mes approvisionnements proviennent de collectionneurs qui se débarrassent d’une partie de leur collection, de leurs doubles pour se spécialiser dans un domaine particulier, ou pour en améliorer l’état, et des ventes aux enchères de BD. Ce sont mes deux principales sources.

Le marché actuel de la bande dessinée ancienne ou de livres de jeunesse, je vois que vous en avez un peu...
Entre livres d’enfants et BD, il y a une frontière ténue, très fluide, on passe du domaine de la BD à celui du livre d’enfants assez facilement, d’autant que les dessinateurs de BD anciens comme Joseph Pinchon, René Giffey, Louis Forton ont fait beaucoup de livres d’enfants, aujourd’hui aussi des dessinateurs comme Swarte, font à la fois de la BD et du livre illustré. On y revient, les nouvelles générations de dessinateurs reviennent aux vieilles traditions.

De quoi est fait le marché actuel ?
Il est animé par environ 10 000 collectionneurs avec un noyau très fort de 400, 500 personnes dont la collection est la passion première, qui leur prend beaucoup de temps et d’argent. Les thèmes les plus collectionnés sont à peu près les mêmes qu’il y a quinze ou vingt ans : les grands auteurs, les grands classiques comme Hergé, Franquin, Jacobs – il y a un fort noyau de dessinateurs belges dans la BD de même que l’on trouve beaucoup de collectionneurs belges – et je vais ajouter Giraud, et Uderzo avec Astérix. Et puis, de nouvelles sensibilités, des dessinateurs contemporains comme Sfar, comme Blain, suscitent de nombreux amateurs. Des créations qui datent d’entre 5 et dix ans comme le Chat du rabbin de Joann Sfar, Black Sad (Juan Diaz Canales, Juanjo Guarnido). Pour ce qui est des dessinateurs contemporains, la recherche est, en général, très fugace, Comme par une poussée de fièvre la recherche sur tel dessinateur sera forte pendant quelques mois, les cotes vont exploser, et redescendre tout aussi brutalement, surtout avec le phénomène Internet qui permet de trouver très rapidement certains auteurs, les prix fluctuent très vite. C’est la différence notable avec le marché d’il y a une dizaine d’années où les prix étaient stables et raisonnables dans la durée. Maintenant, un album pourra se vendre une centaine d’euros au début de l’année et soixante euros six mois plus tard, parce que la demande aura baissé. Ce phénomène de mode vient du fait que les éditeurs jouent le jeu des collectionneurs, en faisant un petit tirage à 100, 150 exemplaires en tirage de tête avec une plaque émaillée en plus, avec un porte-folio, un album comportant un élément en plus de l’édition courante, ou qu’un auteur peut se révéler au bout de son deuxième ou troisième album. Les collectionneurs vont alors avoir un effet rétroactif sur les albums parus précédemment. Recherchant avec assiduité ces albums-là, les prix vont monter. Mais le phénomène ne dure pas très longtemps. Quant aux moyens de se procurer différents albums, il existe une quinzaine de librairies anciennes en France, et dans les brocantes, les foires à tout, on trouve fréquemment de la bande dessinée, certes pas toujours en très bon état. Enfin et surtout, Internet donne l’accès à de nombreux ouvrages, avec les sites de ventes aux enchères ou les sites de vente de libraires.

Qu’est-ce qui est le plus recherché chez vous ?
Les albums de Tintin en noir et blanc.

Encore et toujours Tintin ?
Oui, ça vient du fait qu’il a accompagné quatre ou cinq générations, pour beaucoup d’enfants de mon époque, le premier livre lu de A à Z était un album de Tintin. Ça a nourri notre imaginaire, bercé notre petite enfance, alors quand on commence à rechercher sa petite madeleine, vous avez un collectionneur sur trois va rechercher l’album de Tintin qu’il a lu à l’âge de six, sept ans. Mordu, il va essayer de compléter.

C’est ça le ressort du collectionneur, la nostalgie ? Oui. Pour toute une génération de collectionneurs, le premier ressort, c’était la nostalgie. De plus en plus on rencontre des gens qui collectionnent un auteur, parce qu’ils ont eu un choc esthétique ou encore, qui portent leur dévolu sur un éditeur, par exemple, j’ai plusieurs clients qui collectionnent tout sur les éditions Futuropolis, parce que c’est un ensemble très cohérent d’albums qui possèdent une caractéristique personnelle, Frank Margerin, Jean-Michel Nicollet, les premiers albums de Swarte.
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Notre conversation est momentanément interrompue par un client venant proposer un plein pochon d’illustrés en mauvais état. L’affaire n’est pas dans le sac ! Il repart déçu.
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C’est le journal Aventures d’après-guerre, ce n’est pas un titre majeur de la BD, peu collectionné, et quand il l'est plutôt en reliure éditeur, dans un état supérieur à celui qui m’a été proposé. Pratiquement tous les journaux des années 50 se collectionnent, mais en séries complètes, plus au numéro par numéro. L’époque où le collectionneur venait avec son petit carnet, en cochant les numéros qui lui manquaient, est révolue. Les nouveaux acheteurs ont pris cette habitude de collectionner soit par année complète, soit ce qu’on appelle en correspondance de reliures ou en reliure éditeur. Le Journal de Mickey faisait ça. Reliures trimestrielles ou annuelles pour les revues d’avant-guerre. Toute une génération de collectionneurs – qui ont une vingtaine d’années, et qui n’ont pas lu ce Journal de Mickey, ou Robinson, ou Hop-la, qui paraissaient dans les années 30 – s’intéressent à ces titres parce que les albums sont de beaux objets. Quand vous avez des albums reliés dans une bibliothèque, vous avez non seulement toute l’histoire de la bande dessinée condensée, mais en plus un bel objet. C’étaient des albums qui étaient reliés avec une magnifique toile rouge, avec une grande impression sur le premier plat, et les couleurs sur le papier étaient tout à fait extraordinaires. Il y a une chaleur qui ressort de ces albums qu’on retrouve difficilement dans les albums contemporains.

C’est une baisse de qualité, vous pensez ?
Non, c’est une qualité différente, ce sont les techniques d’impression qui aujourd’hui sont un petit peu différentes. Maintenant, on prend un papier brillant, un papier couché, à l’époque on utilisait un papier, pas buvard..., mais un bouffant plus granuleux, et ça donnait des profondeurs complètement différentes, quand on regarde je reviens encore à Tintin, l’édition 1947-48 avec une édition des années 70, c’est la même histoire, mais pas le même dessin tellement les couleurs sont différentes. C’est pourquoi, les Editions Casterman font une fois par an une édition à l’ancienne d’un album de Tintin, ils arrivent à retrouver 80% de la qualité de l’impression des originaux. Comme quoi, si on voulait, on pourrait... Il y avait beaucoup de demande, ils valent très cher. Même si ça a augmenté maintenant. En 1955, un album de Tintin valait 5,95 F ce qui faisait beaucoup. On offrait un album de bande dessinée cartonné à Noël à un anniversaire, ce n’était pas un produit de consommation courante. Je me rappelle que j’avais pour la fin de l’année, un album de bande dessinée, et c’est tout. L’objet en avait d’autant plus de valeur, c’est pourquoi, on y est resté beaucoup plus attaché, et que ça nous marquait beaucoup plus que les enfants qui ont sept-huit ans maintenant, qui consomment de la BD comme des émissions de télévision. On n’avait pas de télé ou très peu.

Quelles sont les pièces rares ?
Certains albums, la toute première édition de La Marque jaune de Jacobs, quand c’est en bon état, les trois premiers albums d’Astérix d’Uderzo et Goscinni, On croit tous les avoir eus, mais c’était de tout petits tirages, les premiers albums ont été édités entre 5000 et 8000 exemplaires, ils étaient très fragiles ce qui fait leur rareté actuellement. Dans un état comme à parution, la cote devient plus importante. Rares aussi, certains tirages de tête des aventures de Tintin par Hergé, comme le Tintin au pays des soviets, numérotés, et signés par Hergé, qui peuvent valoir 15000 euros suivant son état. Rare également, certains numéros, comme le numéro 296 du Journal de Mickey qui est paru le 10 juin 1940, un numéro qui n’a pas été distribué, mais uniquement délivré aux abonnés. Vous avez aussi le numéro 1 du journal Fantax, un super-héros français juste après-guerre.

C’est ce que vous aviez là ?
Oui, c’est ce que le monsieur m’a apporté.

Il y a le numéro 1 dedans ?
Non. Le numéro 1, je l’ai eu deux fois en trente ans. C’était dessiné par un monsieur qui s’appelait Schott, Pierre Mouchaud, dit Schott, c’est l’un des « succès » qui a marqué toute une génération, et qui a été interdit en 1949, parce qu’il était trop fort, jugé trop violent.



Vous avez quelques pièces rares ?
Tintin en Amérique, par exemple, l’édition originale. Ici, un album publicitaire d’Astérix qui n’a pas été commercialisé. C’est tout un domaine. Le personnage d’Astérix, comme de nombreux personnages de BD sert de support à une déclinaison publicitaire. A la fois au niveau album, affiche… Diffusé à un moment précis, après on ne les trouve plus.

Le Poteau magique, c’était pour une société de bâtiment d’Avignon. L’état a une importance primordiale surtout au niveau album. Etat normal 500 euros état neuf 3000. Bécassine, c’est une série qu’on recherche depuis le début de la BD. Il y a des modes qui existent, mais il y a toujours une certaine constante.





























Bico, Tintin, Blake et Mortimer, Mickey, Zig et Puce et les Pieds Nickelés, c’est une valeur sûre de la BD française, ça continue à être lu et recherché, même pas des adolescents de 15 ans. Et pourtant, ça a été créé avant 1910. Ça fait presque un siècle qu’ils sont d’actualité.

Bécassine, c’est très curieux, je n’ai jamais vu quelqu’un qui en avait lu un entier, à part les dames, il faut dire qu’elles n’avaient pas grand-chose à lire d’autre. La BD est un monde hyper masculin, même chez les collectionneurs, vous avez près de 95% sont des hommes. Dans le domaine, les héroïnes se comptaient sur les doigts d’une main jusqu’en 1960. Bécassine, Annie, Mireille, Lydie, et puis Barbarella qui est arrivée en 1958 et qui a bousculé la bande dessinée, la vision du public vis-à-vis de la BD, on rentrait dans l’âge adulte.









Quant aux journaux pour les filles, vous aviez la Semaine de Suzette, l’hebdo obligé des jeunes filles de bonne famille, 1905, Mireille, et puis Fillette. Quelques autres titres, peut-être. Ames Vaillantes, un journal catholique.
Il y avait aussi ce journal, un peu marqué collaborationniste, Le Téméraire. Un journal fabuleux, qui a renouvelé le genre des histoires ; beaucoup de dessinateurs du Téméraire se sont retrouvés après la guerre dans Cœur Vaillant et surtout au journal Vaillant, des Editions Vaillant, du parti communiste. Tous les gens qui ont travaillé au Téméraire étaient des gens qui avaient un grand talent.
Après-guerre, vous aviez 3 grands journaux, Vaillant, le Journal de Mickey, 20 millions d’exemplaires de tirage, le Coq Hardi dirigé par Marijac qui a duré plus de dix ans d’où sort Le Grand cirque, de Pierre Clostermann.



















Je suis étonné que les gens ne recherchent pas davantage de pièces d’avant-guerre, comme la Semaine de Suzette.
Non, ça c’était ce qu’on collectionnait il y a une vingtaine d’années, toute la 1re et 2e génération de collectionneurs recherchaient leur jeunesse et au fur et à mesure, soit leur collection est complète, soit ils décèdent, soit ils passent à autre chose. Une collection s’étale sur une dizaine d’années,c’est rare qu’une recherche dure plus de 20 ans, hormis les très grands.
Depuis l’an 2000, toute la première génération d’illustrés, l’âge d’or de la bande dessinée, de 1930 à 1950, est beaucoup moins recherchée, en revanche tout ce qui est de 1950 continue à avoir son petit succès. C’est là qu’on voit des cotes assez importantes réalisées en ventes aux enchères lorsque les exemplaires sont dans un état parfait. Vous avez le phénomène des nouveaux collectionneurs qui recherchent la bande dessinée ou un objet, il faut que ce soit parfait. C'est un changement radical avec les anciens collectionneurs qui au début ne faisaient pas trop attention à l’état, qui petit à petit améliorent leur collection et deviennent de véritables bibliophiles et désirent un exemplaire parfait ou avec une dédicace ou d’une série numérotée. Il y a une évolution, c’est une recherche, une inquiétude, tout d'abord ils recherchent un exemplaire qu’ils n’avaient pas eu quand ils étaient gosses, pour le lire, pour compléter ; pour retrouver ses sentiments d’enfant. Aujourd’hui on débute une collection pour elle-même, on devient de plus en plus égoïste dans sa façon de procéder. On recherche une BD pour la BD, c’est tout juste si on songe à l’ouvrir, de peur de l’abîmer. Ça, c'est tout à fait l’approche d’un bibliophile pur, qui connaît le texte parce qu’il l’a lu dans une édition courante, mais qui veut l’avoir sur un grand papier.

Les illustrés qui paraissaient au début du siècle, Jossot, l’Assiette au beurre ou L’illustration...
J’en fais pas, ce ne sont pas de la BD, c’est du dessin de presse, c’est un autre domaine. J’en fais un petit peu, parce qu’il y a quelques petits recoupements, mais il y a très peu de dessinateurs comme Caran d’ache, comme Forain, comme Poulbot, qui ont fait de la BD, ils faisaient de grandes images, des illustrations avec un texte en-dessous, mais pas de bande dessinée, et il n’y a pratiquement pas de collectionneurs qui collectionnent à la fois les BD et les dessins de presse. Ce sont deux univers différents.

Je vois dans vos rayonnages, un livre de Toepfler, un Suisse, je crois, c’est l’Histoire de Mr Jabot.
On considère que c’est la toute première bande dessinée. Pour moi, ce n’est pas tout à fait de la BD, ce sont les prémisses, mais on peut aussi faire remonter la bande dessinée à la tapisserie de la Reine Mathilde. Aux hiéroglyphes pendant qu’on y est. Il y a quand même des phylactères. Ce ne sont pas des bulles, mais des textes en-dessous. A Bayeux, le texte est dans la tapisserie. C’est difficile de trouver une date précise pour trouver la toute première bande dessinée. Et il y a les écoles françaises, les Français ne sont pas d’accord avec les Autrichiens, les Américains considèrent que c’est Yellow Kid (NDLR : Richard Felton Outcault), c’est bien, ça fait discuter les historiens.

C’est quoi, ça Les voyages aériens ?
J’ai un rayon de plus en plus réduit concernant la littérature populaire, la science fiction ancienne, parce que ce sont mes premières amours, et je ne peux pas les rayer complètement, mais commercialement, il y a peu de demande et ce ne sont pas des livres qui se vendent très cher. Mais par contre, c’est passionnant de lire les premiers Xavier de Montépin, Ponson du Terrail, Paul Féval, Zévaco, ça c’est mon grand plaisir. Un auteur comme Jean de Lahire, Léon Groc, Boussenard, ce sont des auteurs populaires du début de l’ancien siècle, 1910 et 1940, beaucoup appellent ça de la littérature de gare, mais c’est très plaisant à lire.



Par rapport à Internet, le marché a-t-il beaucoup évolué ?

Oui. Par la présence des collectionneurs. Les habitudes de collections. Avant, un certain nombre d’entre eux venaient le midi ou quand ils avaient un petit moment de libre, se distraire en librairie tout en chinant, maintenant ils chinent sur Internet, en mangeant un sandwich dans leur bureau devant leur écran sur e-Bay ou autre.

Vous êtes présent sur Internet ? Vous avez un site ?
Oui, on est obligé. Je n’ai pas encore de site, mais j’y pense depuis très longtemps. Je ne sais pas quand ça va se faire, je n’ai pas la culture informatique, ce sont des choses qu’il faut apprendre, que j’apprends parce que j’y suis obligé, mais ce n’est pas mon plaisir, ce que j’aime, c’est toucher le papier ; pas tellement le plastique d’un ordinateur. Mais je reconnais que c’est un très bon outil, je lisais que e-bay arrivait à 10 Millions d’abonnés. Ça fait qu’un Français sur cinq est abonné à e-bay. Il n’y a pas une librairie, aussi grande soit-elle qui pourrait avoir un panel de collectionneurs aussi important. Alors on est obligé de passer par ce média.

Vous exposez ?
Non. Je ne fais pas d’expositon. Mais à part la librairie, je suis expert à Drouot, j’ai monté les premières ventes aux enchères consacrées à la BD en 1989, ou des ventes uniquement consacrées à Tintin, aussi, et je vous avoue que le travail à la librairie, de recherche de livres, les envois par correspondance, la rédaction de catalogues pour la librairie ou pour les ventes aux enchères, pour les commissaires priseurs, avec tout le travail préparatoire, de contact avec les collectionneurs, ça me prend plus de dix heures par jour, c’est bien. En revanche, je ne chine plus, il faut se lever à 5 heures du matin, j’ai passé l’âge, je laisse ça aux jeunes de 40 ans... Finalement, la partie la moins fatigante dans mon travail, c’est de vendre à la librairie.

Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 69