samedi 6 novembre 2010

Tom Cool – Un psychopathe à la recherche de lui-même

Tom Cool ne va pas bien. Non, pas bien. Lorsque son psychiatre, le docteur Meloy le laisse sortir du Centre d'insertion pour cérébro-lésés, il souffre d'amnésie rétrograde. Treize années de sa vie se sont évanouies, et les événements qui l'ont mené dans cet état jusqu'à ce centre de soins. Treize années ? Il n'en avait pas conscience.
Le médecin ne veut pas lui donner davantage d'explications sur son passé, mais il le relâche dans la nature avec en tête un poème scabreux parlant d'un lieu, Poway, et des dizaines de questions dont les réponses, s'il les avait, lui permettraient de reconstruire sa vie. Il ne lui reste qu'à traverser le pays à bord de sa vieille guimbarde pour retrouver sa femme – Il ne se résout pas à accepter qu'il a divorcé il y a treize ans, après de mystérieux événements dont il est l'acteur principal – pour voir à quoi ressemble ce « Poway » et ce que cette petite ville pourrait bien lui révéler. Ce n'est pas facile d'être un psychopathe amnésique livré à soi-même.
Le docteur Meloy ne va pas bien non plus. Pourquoi a-t-il laissé partir Tom Cool avec ce CD « Le passage à l'acte par le Dr Edgar Meloy, essai d'une expérience » dans sa voiture ? La chose le préoccupe jusque dans l'amphithéâtre où il donne ses cours. Il faut que Tom le lui rapporte de toute urgence ! Tom qui roule vers Poway, soumis à son destin, celui de rencontrer des auto-stoppeurs qui le perturbent et de croiser sans cesse ce livre énigmatique « L'Art du Kôan Zen » du français Taïkan Jioji », seul, avec un téléphone portable obstinément muet dans sa vieille « titine ».
Le docteur Meloy ne va tellement pas bien qu'après un coup de fil reçu, un malaise le submerge et le fait s'écrouler, face à ses étudiants.
Au lecteur de découvrir la suite de ce roman de Sophie Herfort, le récit d'une errance dont on n'a la clé qu'à la dernière phrase. Car si le héros nage en plein brouillard, le lecteur lui aussi cherchera à dessiller ses paupières pour faire la part des choses entre les fantasmes d'un cerveau malade et la réalité. Il sera pris par la complexité du puzzle savamment décomposé par l'auteur. Un casse-tête psychologique. C'est à se demander qui est fou !
L'auteur, Sophie Herfort, enseignante et passionnée de criminologie a disséqué pendant plus de vingt ans la personnalité de Jack l'éventreur et avait publié aux éditions Tallandier « Jack l'Eventreur démasqué ». Dans son nouveau roman, elle ne manque pas de faire référence à sa vieille lubie ainsi qu'à ce crime, sur lequel elle s'étend peut-être un peu gratuitement, qu'avait été celui d'Elizabeth Short, le « Dahlia noir » dont James Ellroy a fait un de ses meilleurs livres. Il est vrai que la situation géographique où se déroule « Tom Cool », la Californie, s'y prête. Les amateurs de crimes sordides et de scènes fortes y trouveront leur compte et pourront se pourlécher les babines à travers quelques descriptions macabres de ce fameux meurtre obscène et écœurant. En revanche, le lecteur amoureux des mots pourra regretter le style quelquefois trop jargonnant dans le registre de la psychopathologie, se voulant souvent très « américain » émaillé ça et là de détails superflus, précisions techniques ou noms de marques, sans doute pour faire couleur locale. Mais qu'il ne renonce pas à suivre les pérégrinations de Tom Cool et du docteur Meloy l'un et l'autre à la recherche de la réalité dans les sombres méandres des esprits dérangés.

Tom Cool, par Sophie Herfort, éditions Terriciaë, coll. Sangria. 18 euros.

vendredi 5 novembre 2010

Le carré des libraires ne tourne pas rond, la morosité secoue les puces.

En 1991, à Saint-Ouen, dans le secteur des puces, le marché Dauphine à l'architecture de style Baltard émergeait des ruelles étroites aux cabanes à toit en tôle et des terrains vagues que n'occupaient plus les usines désaffectées. Quatre ans plus tard, les libraires venus d'autres marchés voisins ou parisiens investissaient en nombre un espace situé au premier étage de ce marché sous la grande verrière. Naturellement, il fut baptisé Carré des libraires.
Il est depuis devenu un haut lieu de la chine et du tourisme. Cependant, en cet été,  l'ambiance n'est pas au beau fixe.




Le promeneur désireux de tranquillité aura intérêt à venir le lundi plutôt que le samedi ou le dimanche au Marché Dauphine, puces de Saint-Ouen. Pour vous rendre au Carré des libraires, vous entrerez au 140 rue des Rosiers et monterez à l'étage. Vous y arpenterez les pavés de bois plus ou moins bien ajustés et un univers de livres, de photos, de journaux et d'affiches s'ouvrira à vous. Le lundi, la fréquentation y est moins grande, à tel point que plusieurs boutiques sur la trentaine de libraires présents au carré, n'ouvrent plus systématiquement. C'est ce que me confirme Marie-Louise Von Krusentierna de la librairie Imago Libri, spécialisée dans le livre de photographie, qui présente également quelques enfantina, ainsi que des livres illustrés modernes des années 20 et 30.
Alors qu'elle vivait dans son pays d'origine, la Suède, elle se destinait à une carrière d'artiste peintre. Le premier contact avec la photographie lui vint lorsque son père lui offrit un appareil photo. Fort logiquement elle l'utilisa dans le cadre de ses recherches picturales.  Arrivée en France il y a une vingtaine d'années pour apprendre notre langue, elle fait la rencontre d'un libraire féru de photographie... Sa passion pour le livre de photo ne la quittera plus.



Sur sa vitrine, comme chez beaucoup d'autres libraires, un petit logotype indique qu'il est interdit de prendre des photos. Lorsque je m'en étonne – une passionnée de livres de photos interdire quelques clichés ! – Marie-Louise Von Krusentierna m'explique leur réticence à voir les objectifs se braquer vers les couvertures des livres. Bien souvent, ces visiteurs armés de leur appareil numérique capturent l'image d'un livre en ayant soin de repérer la librairie qui le vend, et tentent de le négocier sur Internet. Lorsque l'affaire est faite, ils retournent se le procurer. Au mieux en l'achetant.
Internet semble bien être la cause de nombreux maux de nos amis libraires. « Internet tue le métier, soupire Marie-Louise Von Krusentierna, qui prend beaucoup de place dans les échanges ». Outre le fait de constater un appauvrissement de la qualité des ouvrages trouvés sur Internet, elle se plaint des sites tels qu'Abebooks dont l'accès n'est plus réservé aux professionnels, donnant ainsi la possibilité aux vendeurs « amateurs » de récupérer les notices descriptives effectuées par les professionnels.


The Rubayat of Omar Khayyam, trad. anglaise de Edward Fitzgerals,
ill. Photos Marbel Eardley-Wilmot, 1912, London, Kegan Paul, Trench, Turbner & Co.
La période semble morose. L'activité est en dents de scie. Les pics de bonnes ventes alternent avec de longues périodes creuses, sa clientèle se compose essentiellement de touristes américains et asiatiques heureux de la baisse de l'euro, ou de promeneurs et de quelques chineurs.
Ses gros acheteurs, dit-elle, sont aujourd'hui étrangers. Il y a quatre ans encore, 80 % de sa clientèle était française. Crise économique ? Désintérêt pour le livre et pour l'écrit ?
Selon Marie-Louise Von Krusentierna, l'image est devenue un élément primordial pour le livre ancien. Mais le livre illustré ne se vend guère chez les libraires. L'exigence dans ce domaine est de rigueur. L'acheteur demande un état parfait et des ouvrages aisément remarquables. Placement financier ou valorisation par la notoriété du livre ? Et si les illustrations sont signées d'un grand nom, il part aux enchères en salle des ventes.
En ce qui concerne le livre de photos, il constitue un placement s'il est répertorié. Marie-Louise Von Krusentierna déplore une baisse de la qualité depuis les années 60, époque où l'héliogravure a été abandonnée, car le procédé est coûteux.





Ci-contre, 110 photos de Moï Wer, (fac-simile de Paris, 1931, éditions Jeanne Walther)
Ann & Jürgen Wilde, 2004, édition limitée à 1000 exemplaires, ex. n°140, Editions 7L.

Depuis les années 60, le livre de photos résultait du choix de quelques éditeurs, en faveur des quelques célébrités du genre. Depuis 2000, les éditeurs font des efforts qualitatifs. Combien de livres qui ont connu une éphémère heure de gloire ont-ils été pilonnés !

Kill by Roses, Mishima photographié par Eikoh Hosoe, 1963.



Ashes and Snow, Gregory Colbert, catalogue de l'exposition éponyme.

 
Ashes and Snow. Gregory Colbert.

Sa voisine, de la librairie Johanne Debeire, quant à elle, propose des journaux et revues allant du début du XXe siècle jusqu'aux années 1950-60, essentiellement des gravures et des revues de mode, des journaux satiriques et des publications grand public concernant le cinéma.
Son achalandage étant particulièrement composé de gens de passage qui répondent au coup de cœur, des badauds, des touristes étrangers pour la moitié d'entre eux et des chineurs occasionnels, elle aussi observe que la clientèle jeune est peu collectionneuse.
Les amateurs recherchent les illustrateurs illustres : Mucha, Benjamin Rabier, René Gruau, Georges Barbier, les vieux numéros de Vogue, assez difficiles à trouver ; et les élégantes peu argentées ou nostalgiques, les exemplaires de Modes et Travaux et ses fameux patrons. Recherche récurrente, les illustrés concernant l'affaire Dreyfus et en cette fin de mois de juillet, est-ce la période qui est propice à cela ou l'idéologie de l'époque, des numéros sur le Tour de France en particulier et le sport en général.

Modes & Travaux, juillet 1950, n° 595.
Dès le XIXe siècle, après l'épisode napoléonien et sa censure puis celui de la Restauration, refleurirent les journaux illustrés satiriques, Le Charivari, La Caricature, Le Père Peinard, favorisés par des techniques modernes d'impression, rapides et peu coûteuses. Age d'or des illustrateurs, les noms de Forain, André Gil, Caran d'Ache, Daumier, entrent dans la postérité. L'Assiette au Beurre, avec ses 593 numéros thématiques et ses dessinateurs féroces, tels Jules-Félix Grandjouan ou Jossot, fit florès. La presse satirique donna naissance à la presse humoristique, moins engagée politiquement Le Rire, Le Pêle-mêle, et grivoise La Vie parisienne, Sans-Gêne...

Frou-frou. Bonne humeur grivoise...
... et presse humoristique : Le Rire, Tutu, Le Pêle-mêle.
Sans-Gêne, janvier 1932, n° 641.
Un des monuments de la presse satirique : Le Crapouillot. Scandales de la IVe,
par Jean Galtier-Boissière, n°28, 1955.

Les aventures de la 2CV et de la grotte hantée, Hergé (Bob De Moor), 1988, Edité par Citroën.
Nouveau stand, nouvel univers. Souvent, le collectionneur qui vient ici ne collectionne pas les livres ou les journaux, mais les voitures. Chez Book Auto, il vient chercher la revue technique ou la notice d'un constructeur qui lui permettra d'entretenir, réparer ou restaurer un modèle ancien. Au milieu d'affiches publicitaires ou de journaux comme Auto Journal ou Rétroviseur, certains, monomaniaques emportent tous les documents concernant une marque. Ravivant la nostalgie d'avoir roulé en Juvaquatre, ou le rêve inassouvi de s'être un jour assis au volant d'une Bugatti, certains chinent des catalogues. Tout comme pour l'objet de leur désir, leurs finances devront être à la hauteur de leur passion, les prix diffèrent. 300 euros pour celui-ci, 30 pour celui-là.
Le modeste catalogue Juvaquatre.
 








Le luxueux catalogue Bugatti dans son élégant étui rouge vif.




Pompiers de Paris, histoire des pompiers de Paris, écrit par le chef de bataillon A. Arnaud,
préfacé par André Maurois. Editions France Sélection, 1958, 830 pages.

Que fait cet exemplaire massif Pompiers de Paris, avec la médaille de cette noble institution enchâssée dans la couverture dans le stand de Marc Wolf ? S'il y est également question de feu et de chaleur, les autres livres présentés sont d'une tout autre nature.
The Boothe, Jan Saudek. Coloriée à la main.

Contes libertins de Pogge, Ill. Uzelac, grand In-8 couverture illustrée, 172 pages orné d'un frontispice
et de 15 hors-texte en couleurs et de nombreux dessins en noir de Uzelac. 
Tirage à 900 exemplaires sur papier vélin de Lana. Ici l'exemplaire n°5.

Marc Wolf est photographe, et les personnages de papier que l'on rencontre chez lui, qu'ils soient sur les clichés des cartes postales numérotées dont il est quelquefois l'auteur, dans les tirages encadrés ou dans les illustrations des livres, sont plutôt animés d'un feu intérieur.
L'érotisme est une donnée culturelle constante aux « puces » Les librairies voisinent avec des boutiques où se dénichent corsets et dessous coquins d'époque !


A la librairie AMB, le constat est ici aussi alarmant. On vend du livre ancien. De la littérature, mais également des documents anciens. « Je vends des livres pour la décoration. Pour constituer de beaux rayonnages. Ou pour les menuisiers en recherche de techniques anciennes », me confie la charmante vendeuse qui me reçoit. Pour elle, il s'agit d'un problème culturel général. Paradoxalement, on ne peut mettre en cause le manque de bibliothèques à l'école ou municipales, parlant du désintérêt des gens et en particulier d'un public jeune pour le livre, mais la prédominance de l'image. « Il n'y a plus de bibliophiles », au sens où on l'entendait au XIXe siècle. L'écran nuit à la bibliophilie.
Le livre virtuel n'enlèverait pas de lecteurs si on sensibilisait les enfants au contact du livre.
Autre problème, le cercle vicieux du prix du livre ancien, qui grimpe à cause de la raréfaction des ventes, ventes qui diminuent à cause des prix élevés et de la volonté qu'ont les acheteurs à voir des prix conformes à ce qu'ils ont vu sur Internet. Avec Internet, les particuliers veulent rentabiliser leurs livres comme le font les professionnels.
Vies des gouverneurs généraux avec l'abrégé de l'histoire des établissemens hollandois
aux Indes orientales
, par J.P.I. Du Bois, à La Haye, Pierre de Hondt, 1763.
Le Carré des libraires présente néanmoins un avantage par rapport à une boutique en centre-ville, il y a toujours du passage, et pas de journées absolument creuses. Toutefois, la durée moyenne de présence d'un livre dans la boutique est aujourd'hui, de 1 à 3 ans.
Ce qui pourrait améliorer la situation : qu'il y ait une visibilité des libraires, du carré de libraires dans les lieux où on privilégie la culture, les musées, les expositions...
Notre société souffre que l'on n'effectue plus la mise en avant de ce qu'on pourrait appeler un peu exagérément le « patrimoine culturel », les composantes et les caractéristiques qui font la culture. Un livre n'est pas qu'un auteur, c'est aussi un ensemble de métiers dont on ne se soucie pas lorsqu'on parle d'un livre, que l'on néglige finalement.
Mon docteur le vin, Gaston Derys, aquarelles de Raoul Dufy. 1936, Préface du Mal Pétain.
Ouvrage promotionnel pour Nicolas imprimé par Draeger.


Dans une ambiance plus « pucière », la librairie Christian Journe se consacre à la bande dessinée, aux livres pour les enfants et aux anciens manuels scolaires. L'ordonnancement du stand n'a rien à voir avec « le Petit Roi », librairie du passage Jouffroy avec lequel cet ancien journaliste de L'Equipe travaille.

Ici, le chineur retrouve le plaisir de fouiller, d'exhumer d'une pile d'illustrés la perle noire, la pièce manquante recherchée ou de se laisser surprendre. Sa clientèle composée de 70 % de promeneurs pour 30 % de collectionneurs il y a seulement deux ans, la tendance était inverse. Les touristes américains reviennent, et les dames et demoiselles Japonaises achètent tandis que monsieur se montre plus réticent.
Ambiance plus typique des Puces pour le plaisir premier du chineur : fouiller.
Pour le vendeur, l'esprit des puces a pratiquement disparu. D'ailleurs, il considère que dans 5 ans les puces seront mortes ! Trop de problèmes d'environnement, selon lui, rebutent le client, pas précisément au Carré des libraires, mais aux puces d'une manière générale. La proximité de vendeurs à la sauvette, côté Clignancourt, grands pourvoyeurs de produits contrefaits, la présence de délinquants qui détroussent le touriste, l'imbroglio de la circulation automobile auront raison de ce temple de la brocante. De même la trop grande production de titres (4500 par an), entre les albums, revues et illustrés, ajoutée à la spéculation sur la bande dessinée menée par des personnalités de la mode, de la grande distribution et du spectacle aux noms célèbres étouffe le secteur.

Autre son de cloche à La Source du Savoir, chez ce passionné d'automobile qui était présent  aux 24 heures du Mans Classic et de Steve McQueen (il se vante de pouvoir réunir tous les documents iconographiques concernant la star). Affiches, photos d'acteurs, beaux livres, de quoi façonner de jolis décors. Ici on considère la plainte des autres libraires comme une conséquence de leur entêtement à ne pas vouloir changer dans le sens où le monde évolue. « Nous travaillons davantage avec une mentalité anglo-saxonne. L'intelligence c'est la capacité à s'adapter. Plus qu'une boutique, il s'agit d'un lieu de rendez-vous. La clientèle est internationale. Nous n'attendons pas que d'hypothétiques clients viennent à nous, nous allons les chercher. » Grâce à la synergie produite par d'autres activités, comme le conseil en entreprise, l'aménagement de boutiques, des actions dans le domaine de l'événementiel, les contacts privilégiés avec une clientèle choisie et fidèle se multiplient.

Alain Rodelet, quant à lui, a essentiellement une clientèle d'habitués. Présent au marché Dauphine depuis sa création en 1991, il en est l'un des initiateurs du Carré des libraires. Installé au marché Vallès qui était fréquenté par les marchands, il soumit l'idée de créer un marché grand public. Le Carré des libraires érigé sur ce qui n'était que des remises sur des terrains vagues regrouperait les vendeurs de livres et de vieux papiers.
Il détient une importante collection d'autographes, des partitions originales, des documents introuvables sur Internet puisqu'uniques.
Œuvres de Molière, reliure bicolore, Relieur Pierre Dauphin.

Recueil des plus curieux et rares secrets touchant la médecine métallique et minérale tirez des
manuscripts de feu. Mr J. Du Chesne
, Ed. J. Brunet. 1641.

Lui aussi fait un bilan sombre de la situation des libraires. Les causes de la désertion des acheteurs, il l'attribue au manque d'éducation en matière d'art. Les techniques de fabrication ne sont pas enseignées à l'école, « les jeunes ne savent pas reconnaître une lithographie d'une photocopie », assène-t-il presque par provocation. La crise, il en rend Internet responsable pour une part. « Si l'Etat ne fait rien, c'est la mort des artisans... Il n'y a pas de cohérence dans une activité où certains tiennent des livres de police, payent des taxes, des patentes, des loyers et où d'autres s'exonèrent de ces contraintes... Il faudrait imposer la TVA sur Internet ». Et « spécialiser le marché avec des conférences, des rencontres, refaire l'éducation des gens ».


Anthare de Schuyter renchérit sur ses homologues. En substance, il confie que les pouvoirs publics, Etat, municipalité ne sont guère intéressés par ces marchands peu nombreux, peu influents dans l'économie nationale, non électeurs à Saint-Ouen, les associations et syndicats de libraires privilégient le créneau le plus porteur qui est le livre rare et cher. Quant au statut d'auto-entrepreneur, il ne résout rien et ne sert qu'à enjoliver les statistiques du chômage. Il ne limite en rien la concurrence déloyale des sites marchands ou d'enchères.
Internet donne une visibilité un peu particulière de la rareté d'un livre ancien, qui réunit en un clic sur un moteur de recherche le résultat global de tous les exemplaires en vente du même ouvrage, sans garantie de son état, de manques éventuels. La notion de rareté en est bouleversée. La culture par Internet supplante celle acquise par les catalogues, que les libraires rechignent désormais à éditer.
La fonction de libraire est à l'agonie, et d'ailleurs, nombre de ceux rencontrés lors de ce petit reportage sont en passe de cesser leur activité pour partir à la retraite ou vers de nouveaux horizons. La collection devient virtuelle par le biais des appareils photo numériques. Les acheteurs se déplacent de moins en moins jusque dans une librairie, laissant la place à ces photographes du dimanche qui se contentent d'un cliché qui sera publié sur un blog ou tout simplement oublié, et finalement effacé une fois le disque dur saturé ou l'ordinateur obsolète. Ainsi que les modes, les goûts changent, mais il ne semble pas qu'ils se portent sur le livre.

Terminons cette promenade estivale par la librairie Spleen, riche en curiosités. Daniel Pitaud regrette un peu le mélange des genres, les libraires jouxtant des magasins de fringues, et pointe notamment les problèmes de transport, la grande difficulté pour le visiteur à garer sa voiture et l'insécurité. « Les Parisiens, ne viennent plus ». Il faut s'adapter à la demande des touristes. Ceux-ci recherchent des documents ou des ouvrages en relation avec leur pays, mais aussi qui ont fait la renommée de la France, la cuisine, le parfum, etc., ou qui ont trait aux expositions internationales. Les Chinois, par exemple, recherchent des pièces venant du sac du Palais d'été. Philosophe, il diversifie sa marchandise. Il a même en vitrine un revolver Remington datant de la guerre de Sécession. De quoi se flinguer !


La Racaille, de Nonce Casanova, Bois en camaïeu de Siméon, livre quatrième de L'Arabesque,
Editions Rouffé, 1928.



30 binettes pour un franc, par Commerson et Nadar, Editions Gustave Havard.

Almanach du masque d'or, ill. Edouard Halouze, 1921, Devambez,
édité par le magasin Au paradis des enfants.

Opéra russe à Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 1930.


Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 89, octobre 2010.

lundi 23 août 2010

Aller Retour à Saint-Malo

Ai relu Aller Retour de Marcel Aymé. Acheté chez un bouquiniste sur le marché de Paramé. Marcel, mon bien aimé. Ce roman, euphorisant si vous êtes en bonne santé mentale, vous y rirez, vous vous en abreuverez, vous y nourrirez votre embonpoint d'optimisme. Vous vous y découvrirez cynique à sa lecture et la chose vous fera du bien. Vous situerez vos ambitions à un niveau supérieur, vos aspirations seront nobles et subtiles. Vous aurez le juste sentiment de ne pas occuper votre place, la bonne place, dans la société. Tout comme Justin Galuchey, le héros du livre, que vous trouverez pitoyable et ridicule. Car il est l'autre. Un vous inenvisageable. Un double qui aurait mal tourné. Comme si, au Grévin, vous vous arrêtiez devant une de ces glaces déformantes qui vous perchent une tête minuscule sur un cou interminable, planté sur une boule massive et allongée, une patate habillée d'où dépassent des bras démesurés et de courtes jambes. On ne s'y reconnaît pas. On ressort de cette confrontation amusé par l'expérience, hilare par le grotesque de l'image renvoyée, et un peu déçu de ne pas s'être vu.
Quel drôle de tour joué au narcissisme que l'usage des glaces déformantes ! Car finalement, il en sort renforcé. D'ailleurs n'était-on inconsciemment allé affronter le faux reflet dans le seul but de voir son image, sa personnalité transparaître, persister malgré les aberrations visuelles ?
Aller Retour est l'un de ces miroirs.
Si vous souffrez de dépression, femme rêveuse et lucide, homme de désirs voués à l'inassouvissement, observateur consciencieux du réel affligé du don de double vue, ce roman ne vous fera pas rire.
Vous vous apitoierez de la vanité de ce Galuchey, de sa pauvre vie, ses pauvres visées et sa pensée courte. Il vous affligera, mais vous ne le quitterez pas, poursuivant votre lecture. Vous boirez la coupe jusqu'à la lie, car vous y entendrez une petite musique que vous connaissez bien. Celle que vous sifflotez au réveil, le matin. Une petite chanson qui ne vous lâchera pas, qui s’amplifiera au rasage ou au coup de brosse dans les cheveux, face à vous-même, les yeux dans les yeux, dans lesquels vous guettez un indice qui pourrait vous renseigner sur ce que vous êtes réellement. Un refrain entêtant qui n'en finira pas de résonner tout au long de la journée, en écho. Cette petite rengaine qui chante le bonheur inaccessible, l'ambition frustrée, l'existence foutue, à jamais réduite au rang de la médiocrité, comme si une main invisible vous maintenait implacablement à une ligne de flottaison malheureusement, et c'est paradoxal, située sous la surface de l'eau. Entre deux eaux.
Cette sale petite chanson n'a dans ses couplets que la vie de Galuchey. Et la vôtre. Elle reflète nos vies. Hélas, le miroir n'est que trop net. Il gagne en précision plus qu'il ne devrait. On ne s'en rend pas compte ; on est sidéré par l'image renvoyée, mais ce miroir est déformant. Aller Retour est l'un de ces miroirs !
On y est, on s'y voit, on ne s'y reconnaît pas. On y voit un autre. On se trompe ! On ne voit pas le miroir, voilà tout, et c'est là tout le talent du maître miroitier. Et pourtant, il nous suggère la nature de ce roman en deux mots, dès que nous nous saisissons du livre. Ceux du titre : Aller Retour.
 
 


 
Aller Retour, Marcel Aymé, 1927 ; Librairie Gallimard, coll. Succès, Paris.
 
 

Ai lu, de Jean Giraudoux, Juliette au pays des hommes, illustrations de H. Mirande. Le livre moderne illustré, J. Ferenczi & fils à Paris, 1940. Acheté chez ce même bouquiniste.
 
 

 
 
Dans une langue léchée, un gentil roman où l'on retrouve la jeune fille, (un éternel féminin ?) de Giraudoux. Déterminée, idéaliste, moderne dans son clacissime. Cette Juliette, avant de faire le grand saut pour le grand amour et la vie commune avec son fiancé Gérard, clarifie sa situation avec le destin. Elle jette un dernier coup d'œil sur les hommes qu'elle a connus par le passé, comme lorsque l'on quitte une chambre, soucieux de n'y avoir rien oublié ou rien laissé en désordre.
Comme dans un rite initiatique de passage qu'elle aurait elle-même imaginé, elle revisite des instants de son passé, conjugue ses connaissances et ses expériences au passé du Conditionnel.
 

 
Peut-elle tranquilliser son esprit en constatant que ses souvenirs ne viendront effleurer et faire écueil à son avenir sentimental qu'elle a choisi ? Elle fait acte. Acte de décision. Ici encore il est question d'un aller-retour et de miroirs. C'est beau, la volonté d'une jeune fille réfléchie.
 
 
 

 
Ai feuilleté quelques ouvrages à la librairie Septentrion qui propose quelques éditions anciennes de belle qualité qui ne restent « qu'en vitrine ».
De l'Histoire, locale et d'ailleurs, parmi lesquels Le livre jaune français – documents diplomatiques 1938-1939. Pièces relatives aux événements et aux négociations qui ont précédé l'ouverture des hostilités entre l'Allemagne d'une part, la Pologne, la Grande-Bretagne et la France d'autre part. Paris, Imprimerie Nationale. Ministère des Affaires étrangères.
Au rayon littérature des romans, bien sûr, mais on en trouve d'autres aux étagères consacrées à Saint-Malo, ses alentours et la Bretagne en général. Beaucoup sont de Roger Vercel. Il revient à la mode, je l'avais repéré à travers Remorques et Capitaine Conan sur l'étal du marché de Paramé, je le retrouve au Septentrion, ce qui somme toute est très logique d'un point de vue symbolique.
Cet auteur s'est beaucoup intéressé à la région, a vécu et est mort à Dinan. Ecrivain habituellement qualifié de maritime, à travers récits, nouvelles et romans, il raconte la mer (Au Large d'Eden, La Fosse aux vents, une trilogie, et la côte (En Dérive), il s'est passionné pour Charcot qu'il rencontre en 1937, auquel il consacrera des récits (A l'Assaut des pôles, Croisière Blanche, Il y a dix ans disparaissait Charcot), pour Cancale, Saint-Malo, la Rance, le Mont-Saint-Michel (Sous les pieds de l'Archange), etc.
Poursuivant ma visite, je laissais les ouvrages médicaux, négligeait une collection de missels pour m'emparer d'un tout petit livre, à la couverture de cuir, plus petit encore que ces opuscules rituels sentant l'encens et les espoirs confinés, renfermant des prières et quelquefois des larmes séchées. On a dû y pleurer aussi. Il s'agit de Thérèse Aubert de Charles Nodier.   Illustrations de A. Calbet.
 
 

 
 
Si le texte a été composé dans un corps qui met au supplice les yeux des hypermétropes presbytes, la mise en page sobre et soignée est magnifique, et la petite taille de l'ouvrage (In-12) ainsi que la qualité des illustrations en font un petit bijou.
 
 

 
 
 

 
 
 

 
Thérèse Aubert, Charles Nodier, illustrations de A.Calbet,1896 ; Librairie Borel, Nouvelles collections Guillaume, Lotus bleu. in-12, 204 pp. In-12. Relié demi-veau bleu, dos lisse. Affiché 60 euros.


Autre objet de ma curiosité, ce coffret à l'intérieur duquel vous sautent au visage les illustrations de Paul-Emile Bécat accompagnant ces Scènes de la vie de Bohème d'Henri Murger.
Paris, Athéna 1951. In-8 en feuillets, collection Athéna bibliophile. Couverture illustrée rempliée sous double étui de suédine rouge. Pointes-sèches de P. E. Bécat. 310 pages.
 
 

 
 
 
  
   

 

 
 
Murger, avant d'inspirer Puccini avec ses Scènes de la vie de Bohème qui datent de 1848, a mené l'existence de ces jeunes poètes sans le sou côtoyant peintres et musiciens non moins faméliques du Quartier Latin. Ce tableau romancé de la vie des rapins et de leurs muses lui aura apporté la notoriété et un principe de description d'un milieu social. Les Amours d'Olivier suivront, ainsi que d'autres récits plus ou moins autobiographiques (le Pays latin, 1852 ; les Scènes de la vie de jeunesse, 1853 ; les Buveurs d'eau, 1854), des nouvelles et des romans (Claude et Marianne, 1851 ; Adeline Protat, 1853 ; Scènes de la vie de campagne, 1856 ; Le Sabot rouge, 1860, etc.).
Mais j'étais loin du Quartier Latin, qu'un certain projetait de prolonger jusqu'à la mer. A Saint-Malo, peut-être, où se tiendra en mai, je crois, le Festival des étonnants voyageurs. De la lecture en perspective pour les Malouins et leurs amis.