lundi 28 mars 2011

Du plaisir de s'égarer

Il est une grande différence entre se perdre et s'égarer. Pour qui est perdu l'espoir est vain, « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », avertit Dante Alighieri aux portes de l'enfer.
S'égarer suppose qu'il est possible de retrouver son chemin, certes en plus ou moins de temps qu'on le désirerait, avec des détours plus ou moins agréables. Certains prennent même plaisir à volontairement s'égarer, juste pour le voyage que procure une absence provisoire de repères.
Quoi de plus excitant pour l'esprit que la déambulation à travers un labyrinthe, la découverte de l'inconnu, la rencontre avec l'inattendu, la confrontation avec ce que l'on croyait impensable ? Quel face à face avec soi-même que de se sentir déconcerté. Les auteurs de contes merveilleux ne s'y sont jamais trompés, qui savaient astucieusement mêler le surnaturel au réel.
Tout est affaire de désordre ou de transgression dans le plaisir. Le mystère, qui propulse l'imaginaire en orbite, recèle dans sa nature quelque chose qui a à voir avec le désordre et la réalité transgressée.
C'est sans doute mus par cette quête du plaisir, que les bibliophiles sacrifient à leur soif de connaissances, acquérant une somme inconsidérée de livres, de renseignements et d'anecdotes, transformant en idée fixe la recherche d'un ouvrage particulier, un merle blanc,  parfois jusqu'à toucher les frontières de la folie que quelques-uns franchissent...
Tel est le prix de l'érudition, la rançon du plaisir.
Et du plaisir, nous en prenons dès que l'on ouvre De l'égarement à travers les livres, d'Eric Poindron, car il nous convie à un voyage étonnant vers l'extraordinaire, par des sentiers non balisés. Le lecteur, aventurier immobile, n'est d'ailleurs pas pris en traître. Immédiatement prévenu « il se peut que ce que vous allez lire ne soit pas vrai ou ne soit pas arrivé », il sait que sa flânerie lui fera connaître l'égarement. 


Approché apparemment par hasard dans une librairie rémoise par un médecin bibliophile, l'homme qui nous livre ici son histoire, bibliomane aimant Charles Nodier et le bibliophile Jacob, se voit peu à peu ouvrir les portes confidentielles du Cénacle troglodyte, un cercle ésotérique aux origines lointaines et discutées selon les livres et les études qui en traitent.
Cette société secrète aurait connu plusieurs renaissances. L'une de ses résurgences aurait eu lieu au moment du sacre de Charles X probablement sous la houlette de Collin de Plancy, l'auteur du Dictionnaire infernal et se serait développée en une société occulte, de lecteurs savants s'attachant à sonder les profondeurs hermétiques et à discerner l'ombre de la lumière.
En sommeil, lors de la Grande Guerre le fameux cénacle réapparut transformé quelques années après la fin du conflit. Il était dès lors question d'édifier un formidable conservatoire de la connaissance, une bibliothèque de Babel souterraine, dont les membres prestigieux voueraient leur existence aux livres et enquêteraient sans relâche à démêler le vrai du faux. A son tour, il devient un détective littéraire, et c'est ainsi qu'il nous raconte des histoires merveilleuses et quelquefois diaboliques.
Qui était l'Ardennais Adalbert Chamisso, l'auteur de La fabuleuse histoire de Peter Schlemihl ou l'homme qui a perdu son ombre ? Un éternel frontalier, toujours entre deux mondes sans être jamais accepté par aucun, à l'instar de son héros, condamné volontaire à une perpétuelle errance ? Qu'est-il advenu du corps de Voltaire ? Quels fils imaginaires – ou surnaturels – relient H.-P. Lovecraft à William Hope Hodgson, le créateur du détective Carnacki, chasseur de fantômes et H.-G. Wells ?
Quelles furent les aventures de ces fous littéraires martyrisés par des démons, celui-ci qui voyait des farfadets partout, ou Gérard de Nerval invitant malgré lui un diable rouge sur le rebord de son assiette de soupe ? Connaissez-vous la lugubre prophétie de la Harpe ?
Ce livre n'est pas un roman. Il s'agit d'un objet littéraire déraisonnable. Tout autant que les histoires exhumées du Cénacle troglodyte, qu'Eric Poindron nous sert. On se laisse aller à goûter l'extraordinaire gourmandise, en vérité un mets de choix fait d'érudition et d'originalité. Embrassé par le fantastique, on y croit. Même persuadé d'avoir tort, on veut y croire, on ne demande qu'à s'égarer, et on se prend à rêver que, touchés à notre tour d'onirobibliomania, l'on pénètre dans une grande bibliothèque souterraine, taillée dans la pierre crayeuse, non loin de la cathédrale de Reims.

De l'égarement à travers les livres, par Eric Poindron, Ed. Le Castor astral, coll. Curiosa & caetera. 16 euros.