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vendredi 5 novembre 2010

Le carré des libraires ne tourne pas rond, la morosité secoue les puces.

En 1991, à Saint-Ouen, dans le secteur des puces, le marché Dauphine à l'architecture de style Baltard émergeait des ruelles étroites aux cabanes à toit en tôle et des terrains vagues que n'occupaient plus les usines désaffectées. Quatre ans plus tard, les libraires venus d'autres marchés voisins ou parisiens investissaient en nombre un espace situé au premier étage de ce marché sous la grande verrière. Naturellement, il fut baptisé Carré des libraires.
Il est depuis devenu un haut lieu de la chine et du tourisme. Cependant, en cet été,  l'ambiance n'est pas au beau fixe.




Le promeneur désireux de tranquillité aura intérêt à venir le lundi plutôt que le samedi ou le dimanche au Marché Dauphine, puces de Saint-Ouen. Pour vous rendre au Carré des libraires, vous entrerez au 140 rue des Rosiers et monterez à l'étage. Vous y arpenterez les pavés de bois plus ou moins bien ajustés et un univers de livres, de photos, de journaux et d'affiches s'ouvrira à vous. Le lundi, la fréquentation y est moins grande, à tel point que plusieurs boutiques sur la trentaine de libraires présents au carré, n'ouvrent plus systématiquement. C'est ce que me confirme Marie-Louise Von Krusentierna de la librairie Imago Libri, spécialisée dans le livre de photographie, qui présente également quelques enfantina, ainsi que des livres illustrés modernes des années 20 et 30.
Alors qu'elle vivait dans son pays d'origine, la Suède, elle se destinait à une carrière d'artiste peintre. Le premier contact avec la photographie lui vint lorsque son père lui offrit un appareil photo. Fort logiquement elle l'utilisa dans le cadre de ses recherches picturales.  Arrivée en France il y a une vingtaine d'années pour apprendre notre langue, elle fait la rencontre d'un libraire féru de photographie... Sa passion pour le livre de photo ne la quittera plus.



Sur sa vitrine, comme chez beaucoup d'autres libraires, un petit logotype indique qu'il est interdit de prendre des photos. Lorsque je m'en étonne – une passionnée de livres de photos interdire quelques clichés ! – Marie-Louise Von Krusentierna m'explique leur réticence à voir les objectifs se braquer vers les couvertures des livres. Bien souvent, ces visiteurs armés de leur appareil numérique capturent l'image d'un livre en ayant soin de repérer la librairie qui le vend, et tentent de le négocier sur Internet. Lorsque l'affaire est faite, ils retournent se le procurer. Au mieux en l'achetant.
Internet semble bien être la cause de nombreux maux de nos amis libraires. « Internet tue le métier, soupire Marie-Louise Von Krusentierna, qui prend beaucoup de place dans les échanges ». Outre le fait de constater un appauvrissement de la qualité des ouvrages trouvés sur Internet, elle se plaint des sites tels qu'Abebooks dont l'accès n'est plus réservé aux professionnels, donnant ainsi la possibilité aux vendeurs « amateurs » de récupérer les notices descriptives effectuées par les professionnels.


The Rubayat of Omar Khayyam, trad. anglaise de Edward Fitzgerals,
ill. Photos Marbel Eardley-Wilmot, 1912, London, Kegan Paul, Trench, Turbner & Co.
La période semble morose. L'activité est en dents de scie. Les pics de bonnes ventes alternent avec de longues périodes creuses, sa clientèle se compose essentiellement de touristes américains et asiatiques heureux de la baisse de l'euro, ou de promeneurs et de quelques chineurs.
Ses gros acheteurs, dit-elle, sont aujourd'hui étrangers. Il y a quatre ans encore, 80 % de sa clientèle était française. Crise économique ? Désintérêt pour le livre et pour l'écrit ?
Selon Marie-Louise Von Krusentierna, l'image est devenue un élément primordial pour le livre ancien. Mais le livre illustré ne se vend guère chez les libraires. L'exigence dans ce domaine est de rigueur. L'acheteur demande un état parfait et des ouvrages aisément remarquables. Placement financier ou valorisation par la notoriété du livre ? Et si les illustrations sont signées d'un grand nom, il part aux enchères en salle des ventes.
En ce qui concerne le livre de photos, il constitue un placement s'il est répertorié. Marie-Louise Von Krusentierna déplore une baisse de la qualité depuis les années 60, époque où l'héliogravure a été abandonnée, car le procédé est coûteux.





Ci-contre, 110 photos de Moï Wer, (fac-simile de Paris, 1931, éditions Jeanne Walther)
Ann & Jürgen Wilde, 2004, édition limitée à 1000 exemplaires, ex. n°140, Editions 7L.

Depuis les années 60, le livre de photos résultait du choix de quelques éditeurs, en faveur des quelques célébrités du genre. Depuis 2000, les éditeurs font des efforts qualitatifs. Combien de livres qui ont connu une éphémère heure de gloire ont-ils été pilonnés !

Kill by Roses, Mishima photographié par Eikoh Hosoe, 1963.



Ashes and Snow, Gregory Colbert, catalogue de l'exposition éponyme.

 
Ashes and Snow. Gregory Colbert.

Sa voisine, de la librairie Johanne Debeire, quant à elle, propose des journaux et revues allant du début du XXe siècle jusqu'aux années 1950-60, essentiellement des gravures et des revues de mode, des journaux satiriques et des publications grand public concernant le cinéma.
Son achalandage étant particulièrement composé de gens de passage qui répondent au coup de cœur, des badauds, des touristes étrangers pour la moitié d'entre eux et des chineurs occasionnels, elle aussi observe que la clientèle jeune est peu collectionneuse.
Les amateurs recherchent les illustrateurs illustres : Mucha, Benjamin Rabier, René Gruau, Georges Barbier, les vieux numéros de Vogue, assez difficiles à trouver ; et les élégantes peu argentées ou nostalgiques, les exemplaires de Modes et Travaux et ses fameux patrons. Recherche récurrente, les illustrés concernant l'affaire Dreyfus et en cette fin de mois de juillet, est-ce la période qui est propice à cela ou l'idéologie de l'époque, des numéros sur le Tour de France en particulier et le sport en général.

Modes & Travaux, juillet 1950, n° 595.
Dès le XIXe siècle, après l'épisode napoléonien et sa censure puis celui de la Restauration, refleurirent les journaux illustrés satiriques, Le Charivari, La Caricature, Le Père Peinard, favorisés par des techniques modernes d'impression, rapides et peu coûteuses. Age d'or des illustrateurs, les noms de Forain, André Gil, Caran d'Ache, Daumier, entrent dans la postérité. L'Assiette au Beurre, avec ses 593 numéros thématiques et ses dessinateurs féroces, tels Jules-Félix Grandjouan ou Jossot, fit florès. La presse satirique donna naissance à la presse humoristique, moins engagée politiquement Le Rire, Le Pêle-mêle, et grivoise La Vie parisienne, Sans-Gêne...

Frou-frou. Bonne humeur grivoise...
... et presse humoristique : Le Rire, Tutu, Le Pêle-mêle.
Sans-Gêne, janvier 1932, n° 641.
Un des monuments de la presse satirique : Le Crapouillot. Scandales de la IVe,
par Jean Galtier-Boissière, n°28, 1955.

Les aventures de la 2CV et de la grotte hantée, Hergé (Bob De Moor), 1988, Edité par Citroën.
Nouveau stand, nouvel univers. Souvent, le collectionneur qui vient ici ne collectionne pas les livres ou les journaux, mais les voitures. Chez Book Auto, il vient chercher la revue technique ou la notice d'un constructeur qui lui permettra d'entretenir, réparer ou restaurer un modèle ancien. Au milieu d'affiches publicitaires ou de journaux comme Auto Journal ou Rétroviseur, certains, monomaniaques emportent tous les documents concernant une marque. Ravivant la nostalgie d'avoir roulé en Juvaquatre, ou le rêve inassouvi de s'être un jour assis au volant d'une Bugatti, certains chinent des catalogues. Tout comme pour l'objet de leur désir, leurs finances devront être à la hauteur de leur passion, les prix diffèrent. 300 euros pour celui-ci, 30 pour celui-là.
Le modeste catalogue Juvaquatre.
 








Le luxueux catalogue Bugatti dans son élégant étui rouge vif.




Pompiers de Paris, histoire des pompiers de Paris, écrit par le chef de bataillon A. Arnaud,
préfacé par André Maurois. Editions France Sélection, 1958, 830 pages.

Que fait cet exemplaire massif Pompiers de Paris, avec la médaille de cette noble institution enchâssée dans la couverture dans le stand de Marc Wolf ? S'il y est également question de feu et de chaleur, les autres livres présentés sont d'une tout autre nature.
The Boothe, Jan Saudek. Coloriée à la main.

Contes libertins de Pogge, Ill. Uzelac, grand In-8 couverture illustrée, 172 pages orné d'un frontispice
et de 15 hors-texte en couleurs et de nombreux dessins en noir de Uzelac. 
Tirage à 900 exemplaires sur papier vélin de Lana. Ici l'exemplaire n°5.

Marc Wolf est photographe, et les personnages de papier que l'on rencontre chez lui, qu'ils soient sur les clichés des cartes postales numérotées dont il est quelquefois l'auteur, dans les tirages encadrés ou dans les illustrations des livres, sont plutôt animés d'un feu intérieur.
L'érotisme est une donnée culturelle constante aux « puces » Les librairies voisinent avec des boutiques où se dénichent corsets et dessous coquins d'époque !


A la librairie AMB, le constat est ici aussi alarmant. On vend du livre ancien. De la littérature, mais également des documents anciens. « Je vends des livres pour la décoration. Pour constituer de beaux rayonnages. Ou pour les menuisiers en recherche de techniques anciennes », me confie la charmante vendeuse qui me reçoit. Pour elle, il s'agit d'un problème culturel général. Paradoxalement, on ne peut mettre en cause le manque de bibliothèques à l'école ou municipales, parlant du désintérêt des gens et en particulier d'un public jeune pour le livre, mais la prédominance de l'image. « Il n'y a plus de bibliophiles », au sens où on l'entendait au XIXe siècle. L'écran nuit à la bibliophilie.
Le livre virtuel n'enlèverait pas de lecteurs si on sensibilisait les enfants au contact du livre.
Autre problème, le cercle vicieux du prix du livre ancien, qui grimpe à cause de la raréfaction des ventes, ventes qui diminuent à cause des prix élevés et de la volonté qu'ont les acheteurs à voir des prix conformes à ce qu'ils ont vu sur Internet. Avec Internet, les particuliers veulent rentabiliser leurs livres comme le font les professionnels.
Vies des gouverneurs généraux avec l'abrégé de l'histoire des établissemens hollandois
aux Indes orientales
, par J.P.I. Du Bois, à La Haye, Pierre de Hondt, 1763.
Le Carré des libraires présente néanmoins un avantage par rapport à une boutique en centre-ville, il y a toujours du passage, et pas de journées absolument creuses. Toutefois, la durée moyenne de présence d'un livre dans la boutique est aujourd'hui, de 1 à 3 ans.
Ce qui pourrait améliorer la situation : qu'il y ait une visibilité des libraires, du carré de libraires dans les lieux où on privilégie la culture, les musées, les expositions...
Notre société souffre que l'on n'effectue plus la mise en avant de ce qu'on pourrait appeler un peu exagérément le « patrimoine culturel », les composantes et les caractéristiques qui font la culture. Un livre n'est pas qu'un auteur, c'est aussi un ensemble de métiers dont on ne se soucie pas lorsqu'on parle d'un livre, que l'on néglige finalement.
Mon docteur le vin, Gaston Derys, aquarelles de Raoul Dufy. 1936, Préface du Mal Pétain.
Ouvrage promotionnel pour Nicolas imprimé par Draeger.


Dans une ambiance plus « pucière », la librairie Christian Journe se consacre à la bande dessinée, aux livres pour les enfants et aux anciens manuels scolaires. L'ordonnancement du stand n'a rien à voir avec « le Petit Roi », librairie du passage Jouffroy avec lequel cet ancien journaliste de L'Equipe travaille.

Ici, le chineur retrouve le plaisir de fouiller, d'exhumer d'une pile d'illustrés la perle noire, la pièce manquante recherchée ou de se laisser surprendre. Sa clientèle composée de 70 % de promeneurs pour 30 % de collectionneurs il y a seulement deux ans, la tendance était inverse. Les touristes américains reviennent, et les dames et demoiselles Japonaises achètent tandis que monsieur se montre plus réticent.
Ambiance plus typique des Puces pour le plaisir premier du chineur : fouiller.
Pour le vendeur, l'esprit des puces a pratiquement disparu. D'ailleurs, il considère que dans 5 ans les puces seront mortes ! Trop de problèmes d'environnement, selon lui, rebutent le client, pas précisément au Carré des libraires, mais aux puces d'une manière générale. La proximité de vendeurs à la sauvette, côté Clignancourt, grands pourvoyeurs de produits contrefaits, la présence de délinquants qui détroussent le touriste, l'imbroglio de la circulation automobile auront raison de ce temple de la brocante. De même la trop grande production de titres (4500 par an), entre les albums, revues et illustrés, ajoutée à la spéculation sur la bande dessinée menée par des personnalités de la mode, de la grande distribution et du spectacle aux noms célèbres étouffe le secteur.

Autre son de cloche à La Source du Savoir, chez ce passionné d'automobile qui était présent  aux 24 heures du Mans Classic et de Steve McQueen (il se vante de pouvoir réunir tous les documents iconographiques concernant la star). Affiches, photos d'acteurs, beaux livres, de quoi façonner de jolis décors. Ici on considère la plainte des autres libraires comme une conséquence de leur entêtement à ne pas vouloir changer dans le sens où le monde évolue. « Nous travaillons davantage avec une mentalité anglo-saxonne. L'intelligence c'est la capacité à s'adapter. Plus qu'une boutique, il s'agit d'un lieu de rendez-vous. La clientèle est internationale. Nous n'attendons pas que d'hypothétiques clients viennent à nous, nous allons les chercher. » Grâce à la synergie produite par d'autres activités, comme le conseil en entreprise, l'aménagement de boutiques, des actions dans le domaine de l'événementiel, les contacts privilégiés avec une clientèle choisie et fidèle se multiplient.

Alain Rodelet, quant à lui, a essentiellement une clientèle d'habitués. Présent au marché Dauphine depuis sa création en 1991, il en est l'un des initiateurs du Carré des libraires. Installé au marché Vallès qui était fréquenté par les marchands, il soumit l'idée de créer un marché grand public. Le Carré des libraires érigé sur ce qui n'était que des remises sur des terrains vagues regrouperait les vendeurs de livres et de vieux papiers.
Il détient une importante collection d'autographes, des partitions originales, des documents introuvables sur Internet puisqu'uniques.
Œuvres de Molière, reliure bicolore, Relieur Pierre Dauphin.

Recueil des plus curieux et rares secrets touchant la médecine métallique et minérale tirez des
manuscripts de feu. Mr J. Du Chesne
, Ed. J. Brunet. 1641.

Lui aussi fait un bilan sombre de la situation des libraires. Les causes de la désertion des acheteurs, il l'attribue au manque d'éducation en matière d'art. Les techniques de fabrication ne sont pas enseignées à l'école, « les jeunes ne savent pas reconnaître une lithographie d'une photocopie », assène-t-il presque par provocation. La crise, il en rend Internet responsable pour une part. « Si l'Etat ne fait rien, c'est la mort des artisans... Il n'y a pas de cohérence dans une activité où certains tiennent des livres de police, payent des taxes, des patentes, des loyers et où d'autres s'exonèrent de ces contraintes... Il faudrait imposer la TVA sur Internet ». Et « spécialiser le marché avec des conférences, des rencontres, refaire l'éducation des gens ».


Anthare de Schuyter renchérit sur ses homologues. En substance, il confie que les pouvoirs publics, Etat, municipalité ne sont guère intéressés par ces marchands peu nombreux, peu influents dans l'économie nationale, non électeurs à Saint-Ouen, les associations et syndicats de libraires privilégient le créneau le plus porteur qui est le livre rare et cher. Quant au statut d'auto-entrepreneur, il ne résout rien et ne sert qu'à enjoliver les statistiques du chômage. Il ne limite en rien la concurrence déloyale des sites marchands ou d'enchères.
Internet donne une visibilité un peu particulière de la rareté d'un livre ancien, qui réunit en un clic sur un moteur de recherche le résultat global de tous les exemplaires en vente du même ouvrage, sans garantie de son état, de manques éventuels. La notion de rareté en est bouleversée. La culture par Internet supplante celle acquise par les catalogues, que les libraires rechignent désormais à éditer.
La fonction de libraire est à l'agonie, et d'ailleurs, nombre de ceux rencontrés lors de ce petit reportage sont en passe de cesser leur activité pour partir à la retraite ou vers de nouveaux horizons. La collection devient virtuelle par le biais des appareils photo numériques. Les acheteurs se déplacent de moins en moins jusque dans une librairie, laissant la place à ces photographes du dimanche qui se contentent d'un cliché qui sera publié sur un blog ou tout simplement oublié, et finalement effacé une fois le disque dur saturé ou l'ordinateur obsolète. Ainsi que les modes, les goûts changent, mais il ne semble pas qu'ils se portent sur le livre.

Terminons cette promenade estivale par la librairie Spleen, riche en curiosités. Daniel Pitaud regrette un peu le mélange des genres, les libraires jouxtant des magasins de fringues, et pointe notamment les problèmes de transport, la grande difficulté pour le visiteur à garer sa voiture et l'insécurité. « Les Parisiens, ne viennent plus ». Il faut s'adapter à la demande des touristes. Ceux-ci recherchent des documents ou des ouvrages en relation avec leur pays, mais aussi qui ont fait la renommée de la France, la cuisine, le parfum, etc., ou qui ont trait aux expositions internationales. Les Chinois, par exemple, recherchent des pièces venant du sac du Palais d'été. Philosophe, il diversifie sa marchandise. Il a même en vitrine un revolver Remington datant de la guerre de Sécession. De quoi se flinguer !


La Racaille, de Nonce Casanova, Bois en camaïeu de Siméon, livre quatrième de L'Arabesque,
Editions Rouffé, 1928.



30 binettes pour un franc, par Commerson et Nadar, Editions Gustave Havard.

Almanach du masque d'or, ill. Edouard Halouze, 1921, Devambez,
édité par le magasin Au paradis des enfants.

Opéra russe à Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 1930.


Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 89, octobre 2010.

jeudi 26 mars 2009

Léo Malet, fils de l’anarchie et du surréalisme

Léo Malet est né le 7 mars 1909. Créateur du personnage emblématique Nestor Burma, il reconnaît deux fortes influences dans sa vie, l’anarchie et le surréalisme à travers deux figures qui lui furent amicales : André Colomer et André Breton.

Nul n'a besoin d'être Nestor Burma, le détective de choc de l'agence Fiat Lux, pour dénicher André Breton, le surréaliste, et André Colomer, l'anarchiste, dans l'œuvre et la vie de Léo Malet (1909-1996). Celui-ci, d'ailleurs, l'avoue volontiers à Francis Lacassin, son biographe... (dans la préface de La vie est dégueulasse, ) : « Deux hommes ont exercé sur moi une influence capitale, tous deux se prénommaient André. C'étaient Colomer et Breton. » Ces deux André, on les retrouve en particulier dans la « trilogie noire » (La vie est dégueulasse, Le soleil n'est pas pour nous, Sueur aux tripes) ainsi que dans la série des Nouveaux Mystères de Paris, qui mettent en scène Nestor Burma. Mais qui est André Colomer ? Encore adolescent, orphelin (ses parents et son jeune frère ont été emportés par la tuberculose en 1911-1912, il a été élevé par son grand-père Omer Refreger), Léon Malet quitte Montpellier pour « vivre son engagement libertaire » à Paris, où il arrive le 1er décembre 1925. Son projet : devenir chansonnier à Montmartre. Et c'est André Colomer, avec qui le jeune homme correspond depuis presque une année, qui l'aidera à débuter au cabaret « La Vache enragée ». Ce même nom par lequel Léo Malet intitulera son dernier livre, un recueil de souvenirs paru en 1988 chez Hoëbeke.

Colomer, poète, créateur en 1907 et 1913 de deux revues La foire aux chimères, et l'Action d'Art, auteur d'un recueil de souvenirs A nous deux, patrie!, (1925) théoricien de l'anarchisme et de la violence, journaliste au Libertaire, il fonde L'Insurgé au moment de l'affaire Philippe Daudet. Le fils du député royaliste fondateur de L'Action française, jeune homme de seize ans, s'est a priori suicidé le 24 novembre 1925 à l'arrière d'un taxi, le chauffeur témoigne en ce sens. La veille, il avait visité André Colomer et Georges Vidal, les permanents du journal Le Libertaire pour se rallier à la cause anarchiste et leur remettre une lettre destinée à sa mère dans laquelle il lui demande pardon de son geste qu'il n'explicite pas davantage. Quelques heures avant sa mort, il avait eu un rendez-vous à la librairie de Le Flaoutter réputé pour ses sympathies anarchistes mais qui sera révélé par Colomer comme étant un indicateur de police, où il s'était procuré l'arme qui devait le tuer. Voulait-il en finir avec lui-même, assassiner son père, a-t-il été « suicidé » ? L'affaire connut quelques rebondissements après que Léon Daudet eût réfuté la version du suicide pour tenter de faire accréditer celle d'un meurtre, et de nombreuses péripéties.
Passionné comme une grande partie de la
France par l'affaire qui oppose Le Libertaire et L'Action Française, par voie de presse et de tribunal, Léo Malet prend contact avec le groupe anarchiste de Montpellier, ce qui le mènera à rencontrer Colomer lors d'une conférence. Ce dernier hébergera quelques temps le jeune Léo Malet, l'introduira dans les milieux anarchistes qui offriront à l'adolescent orphelin une fraternité adoucissant l'absence de famille. Dans l'hebdomadaire L'Insurgé que crée Colomer, la signature Noël Letam, laisse aux amateurs d'anagrammes un indice sur l'identité de l'auteur qui se cache sous ce pseudonyme.

Le foyer végétalien de la rue de Tolbiac
Il séjournera quelques temps au « foyer végétalien » de la rue de Tolbiac. Ce même lieu d'hébergement collectif, lourd de militantisme verra revenir Nestor Burma bien des années après y avoir vécu, et qui devant le cadavre d’un vieux camarade, le fera répon­dre au commissaire Faroux :
« Vous en faites une tête, à quoi pensez-vous ?
– A ma jeunesse. Je n’aurais pas cru que ce fût si loin.»
Au chapitre de ses souvenirs, les vitres aveugles du foyer, l'enfilade des lits, les camarades, les affiches annonçant une conférence. « A la Maison des Syndicats,
boulevard Auguste Blanqui, séance du Club des Insurgés. Sujet traité : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Orateur : André Colomer. » (Brouillard au pont de Tolbiac, 1956). Ce foyer, sa salle de restaurant au règlement hygiéniste, ses locataires qui « piquent des macadams » (faux accidents de travail), Léo Malet en emprunte le décor et les protagonistes pour construire Le soleil n’est pas pour nous, deuxième roman de la Trilogie Noire, dans lequel le héros qui y débarque est un adolescent orphelin, originaire du midi, mené en prison pour vagabondage. Et le débat qui anime les anarchistes, à l’époque où Malet vient à les fréquenter, à propos de l’illégalisme illustré par la bande à Bonnot et au­tres aventuriers sans foi ni loi, ceux que Colomer nomme « les hardis joueurs de la vie », dans A nous deux, patrie! (op. cit), n’est rien d’autre que la trame de fond de La vie est dégueulasse, et ses personnages des « bandits tragiques ». Selon ses propres dires il s’en fallait d’un rien pour que le destin de Léo Malet ressemblât au leur. Enfermé à la Petite Roquette pour vagabondage, il en sera libéré par l’action de son grand-père. De l’activité de chansonnier en petits boulots (1), il s’intéresse au surréalisme (2).

Il lit les manifestes, la revue La Révolution surréaliste, et s’essayant à l’écriture automatique envoie quelques textes à André Breton, qui lui répond le 12 mai 1931 : « Ces textes que vous me soumettez, je n’ai pas besoin de vous dire que je les aime entièrement, n’ayant cessé de tout attendre de la volonté (non-volonté) qui y préside. N’allez pas croire que je puisse désirer en rester avec vous à ce plaisir que vous me faites et à cette confiance nouvelle que vous me donnez. Je tiens beaucoup à vous connaître ».



Manifestement un surréaliste
Malet fréquentera le café Cyrano, lieu favori de rencontre du mouvement surréaliste – qu’il ne tarde à intégrer – et se lie avec, entre autres, Salvador Dali, et Yves Tanguy.
Le Cyrano, est situé place Blanche que Breton rêvait de faire devenir un haut-lieu spirituel, au cœur du temple du plaisir vénal et du tourisme et commerce de bas-étage.
1936 prend fin et Malet publie son premier livre : Ne pas voir plus loin que le bout de son sexe. Ce recueil de poèmes « n’a été tiré qu’à un très petit nombre d’exemplaires, une trentaine seulement… L’anecdote curieuse, c’est qu’il a été fabriqué dans une usine d’armement en grève, chez Brandt, à Châtillon. Les amis de [sa] femme qui travaillaient au service photo de cette usine se sont amusés à procéder au tirage de ce poème, écrit à la main. Ils en ont tiré cinq exemplaires en négatif (c’était l’édition de luxe), et vingt-cinq en positif » (in La Vache enragée, op. cit.). Bien qu’aucun lieu, date et éditeur ne soit mentionné dans l’ouvrage, le label des Editions surréalistes figure sur le bulletin de souscription (Breton l’avait autorisé à le faire).

L’année suivante, il fait paraître J’arbre comme cadavre. Les Editions surréalistes publieront ...hurle à la vie, en 1940, avec des dessins d’André Masson. Tiré à 150 ex., Malet n’eut pas la possibilité de prendre la totalité de son tirage chez l’imprimeur Abraham Béresniak. Cette imprimerie familiale est alors dirigée par les fils d’Abraham Béresniak qui sont aussi les oncles de René Goscinny. Dénoncé pour avoir imprimé des tracts anti-Allemands, l’imprimeur et sa famille sont arrêtés, les locaux dévastés et laissés au pillage. Malet ne récoltera qu’une soixantaine d’exemplaires de son ouvrage. Signataire d’un « tract subversif », il est arrêté le 25 mai 1940 pour « atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat », « mis au secret » à la prison de Rennes puis libéré, raflé par les Allemands, et interné au stalag XB entre Brême et Hambourg. En 1941, il est de retour du stalag pour raisons médicales.


Ce retour, Léo Malet s’en servira de porte d’entrée à la première enquête de Nestor Burma. Si 120, rue de la Gare est le premier roman signé sous son vrai nom, (en 1943, SEPE) et qui met en scène son héros emblématique, il succède à un grand nombre d'autres de genres divers et sous des pseudonymes américanisants. En pleine occupation nazie, est-il utile de rappeler qu'il y a pénurie de romans américains, chez les libraires. Les éditeurs en fabriquent de faux. C'est ainsi que par l'entremise de Louis Chavance, qu'il avait connu avant-guerre, Léo Malet va écrire des « polars » sous les noms de Franck Harding (Johnny Metal, 1941, coll. Minuit, Ed. Georges Ventillard) tout d'abord, puis Léo Latimer (La Mort de Jim Licking, 1941), Omer Refreger, Lionel Doucet (noms de son grand-père et de sa femme)... Mais malgré le départ de Breton pour les Etats-Unis, Léo Malet continue de collaborer au groupe surréaliste La Main à plume animé par Noël Arnaud et Jean-François Chabrun. La compagnie n’est pas mauvaise : Paul Eluard, René Magritte, Pablo Picasso... Il participera aux publications collectives du groupe (La conquête du monde par l'image, 1942 ; Décentralisation surréaliste, 1943 ; Le Surréalisme encore et toujours, 1943 ; Présence d'Apollinaire, 1943).
Individuellement, il publie dans la série des « pages libres de la Main à plume » Le frère de Lacenaire, illustré par Dali (1943 ; sixième fascicule sur les douze que compte la série). Ce passé surréaliste, et l’ombre de Breton, il les fera ressurgir tout au long de sa production littéraire dès 120, rue de la Gare, même s’il n’écrit plus de poèmes lorsqu’il débute sa carrière d’auteur de romans policiers, jugeant les deux activités incompatibles. Ils apparaîtront notamment à travers les chapitres relatant les rêves de ses héros. Mais c’est dans la Trilogie Noire que cette caractéristique de son style se manifeste dans toute sa plénitude. En particulier dans La vie est dégueulasse et Sueur aux tripes, avec les « collages » de coupures de presse émaillant ces récits, lui l’inventeur du concept surréaliste du « décollage ».



De 1944 à 1946, Léo Malet publie des romans d'aventures et de cape et d'épée pour la collection Carré d'as des Editions et revues françaises sous ses pseudonymes préférés, (La louve du bas Craoul, 1944 ; Gérard Vindex gentilhomme de fortune, 1944 ; Un héros en guenilles, 1944 ; Le truand chevaleresque, 1944 ; Le capitaine Coeur-en-berne, 1945 ; L'évasion du masque de fer, 1945 ; La sœur du flibustier, 1945 ; Le diamant du huguenot, 1945 ; La forêt aux pendus, 1946, signé Jean de Selneuves, homonyme de son quartier natal) ; et continue dans la veine du policier (Erreur de destinataire, 1944 ; Le dé de Jade, 1946 ; La cinquième empreinte, 1948 , etc.).
Dans cette période, il rédige également ce qu’il nomme des « contes doux », récits courts qui paraissent dans la revue La Rue. Doux... A voir ! Un Bon petit diable, par exemple, dans le numéro 26, est l’histoire d’un jeune garçon qui défenestre sa mère. Mais le noir est là ! Et Léo Malet fait lentement mûrir sa trilogie. Il désire traiter du désespoir et de la fatalité que le genre policier d’alors n’a pas encore accueillis.
Il avait déjà expérimenté le genre noir dans l’Ombre du grand mur, écrit en 1942, mais peu approprié à la collection Minuit, ce « roman d’action inédit » ne sortira qu’en 1944 – grâce au succès que remporte Nestor Burma – à la S.E.P.E. dans la collection « le Bandeau noir », aux couvertures illustrées. Ce bon petit diable, se retrouvera intégré dans un chapitre de Le soleil n’est pas pour nous. 1947, une nouvelle On ne tue pas les rêves est publiée dans une revue de la S.E.P.E. Lectures de Paris. Léo Malet fera de cette trentaine de pages, le troisième volet de la Trilogie Noire, Sueur aux tripes.







La Trilogie Noire : une naissance difficile
Longue gestation. Le premier opus paraît début 1948 à la S.E.P.E. La vie est dégueulasse commence par un « véritable... bide », selon ses propres mots !
La réussite viendra d’une rencontre avec Jean d’Halluin des Editions du Scorpion qui lui proposera de republier ce roman, et tant qu’à faire en écrire un second. Et c’est sous sous la couverture rouge et noir – pour un anar, c’était de rigueur –, illustrée de sa seule construction typographique, suivant le principe de cette collection prisée, que démarre le succès de la Trilogie Noire.









Francis Lacassin, dans sa préface (3) rapporte : « La vie est dégueulasse reparaît vers septembre 1948 sous la couverture rouge et noir du Scorpion ; et Le Soleil n’est pas pour nous lui succède en janvier 1949. Malet a écrit dans la même foulée Le Soleil n’est pas pour nous et Sueur aux tripes ; celui-ci devant paraître également dans la foulée du précédent. On ne s’étonnera donc pas de voir Sueurs aux tripes (au pluriel) figurer parmi les titres déjà parus, annoncés en quatrième page de couverture de Le Soleil n’est pas pour nous. Si l’on en croit un catalogue inséré en fin de volume, ces «sueurs» sont même tarifées à 180 F. On ne s’étonnera donc toujours pas que dans les années suivantes, les fidèles de Léo Malet aient recherché désespérément un exemplaire de Sueurs aux tripes chez les bouquinistes. Recherche sans espoir, car promis à une parution imminente puis retardée, Sueurs aux tripes ne vit jamais le jour aux Editions du Scorpion. En raison des difficultés financières et judicières éprouvées par Jean d’Halluin, criblé d’amendes et d’interdictions pour avoir outragé les bonnes mœurs en publiant J’irai cracher sur vos tombes

C’est nourri par cette double parenté, l’anarchie et le surréalisme, que Léo Malet, l’orphelin réussira à donner de nouveaux horizons au roman policier, le teintant de détresse sociale et de poésie.

(1) Entre 1933 et 1939, Léo Malet était crieur de journaux au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits-Champs. C’est là qu’il installera bureaux (l’Agence Fiat Lux) et domicile de Nestor Burma. Il confiait à Bernard Pivot lors d’une émission d’Apostrophe (20 juillet 1979) qu’il avait fait fonction de nègre pour un maître chanteur analphabète, installateur de chauffage central pour la « Maison Ménage » dans un bordel rue de Hanovre, ce qui lui avait permis de rencontrer toute sorte de personnages étranges à recycler en personnages de romans.

(2) Alors qu’il livre un bidet (il tient à le préciser dans un entretien avec Yves Martin!) que passant devant la librairie de José Corti, rue de Clichy, il voit La Révolution surréaliste et d’autres publications « aux couvertures curieuses » qu’il rencontre le surréalisme.

(3) « Sous le drapeau sang et noir de l’inquiétude sexuelle », préface de Francis Lacassin à La vie est dégueulasse, 10/18, coll. L’appel de la vie.


Léo Malet revient au bercail ... après quelques escapades.

Du 10 octobre au 29 décembre 2006, la médiathèque Centrale d’Agglomération Emile Zola de Montpellier organisait une exposition intitulée «Léo Malet revient au bercail», faisant référence à un roman dans lequel Nestor Burma retourne dans sa ville natale pour, une fois de plus, « mettre le mystère knock out ». C’est grâce à la donation que Jacques Malet, fils unique de Léo Malet, a fait à la médiathèque que cette exposition a pu voir le jour. Y est retracée la vie et l’œuvre de l’inventeur de Nestor Burma. Le fonds Léo Malet compte plus de 4 000 pièces, de la célèbre pipe à tête de taureau, à sa table de travail qui avait appartenu à Dali en passant par la machine à écrire Underwood que lui avait laissée Rudolf Klement, l’un des secrétaires de Trotsky. « C’est sur cette machine hantée que j’ai tapé la plus grande partie de ma production romanesque ! » confie Malet dans La Vache enragée.
C’est aussi 88 manuscrits et tapuscrits dont Le Trésor des Mormont, un petit livre que Léo âgé de 8 ou 9 ans avait écrit à la main et illustré, des collages, des tracts surréalistes, les divers volumes dans les différentes éditions de son œuvre, plus de 2000 objets de correspondance parmi lesquels des courriers de Paul Eluard, Magritte, Yves Tanguy, Boileau-Narcejac, Jacques Tardi..., des revues anarchistes, surréalistes, littéraires, 369 livres dont beaucoup dédicacés des noms de Breton, Eluard, Pastoureau, Benjamin Péret... Un inventaire à la Prévert (qui est présent lui aussi).
Léo Malet revient au bercail, c’est en 20 panneaux et vitrines le parcours de sa vie et de son œuvre à travers l’anarchie, le surréalisme le polar. C’est aussi l’assurance donnée à voir que Malet est un auteur durable puisque son œuvre a réussi à traverser le temps pour que la bande dessinée avec Jacques Tardi et le cinéma ainsi que la télévision l’adaptent et s’en inspirent. Une des particularités de cette exposition, est qu’elle est itinérante. Et conçue en double exemplaire. Après s’être déplacée à Lens, Corbeil-Essonne, Tarare et Alger, la voici à Brives et après trois mois de villégiature en Roumanie, elle s’installera à Arras en mai, Chaumont de juin à novembre, puis Montélimar et les médiathèques de Haute-Marne. Pendant ce temps, « Léo Malet revient au bercail » poursuit son voyage dans les communes de l’Agglomération. Elle sera accueillie au Crès du 12 au 31 mars et reviendra à la médiathèque centrale d’Agglomération Emile Zola, du 2 au 19 juin.

A paraître dans le Magazine du Bibliophile

samedi 28 février 2009

L’échoppe à phylactère

Paris regorge de trésors, où la ballade vous fait rencontrer l’Histoire et vous raconte des histoires. C’est dire si le plaisir est bien au rendez-vous. A deux pas de la Bourse, du Musée Grévin et des Grands boulevards, les « passages » parisiens, édifiés pendant la première moitié du XIXe siècle, avant le bouleversement hausmannien et la percée des grandes avenues, abritent aujourd’hui, sous leurs verrières qui leur confèrent cette luminosité si particulière, nombre de petites boutiques qui savent séduire le badaud et les collectionneurs de tous poils. Ici, passage Verdeau, dans le 9e arrondissement, vous visiterez la librairie Roland Buret, spécialiste de la bande dessinée ancienne francophone. Dès l’ouverture de la porte, un parfum de vieux papier vient chatouiller votre nostalgie et vous offre une bouffée d’enfance. Assurément de votre enfance. Vous êtes accueilli par les vieux héros qui ont nourri vos jeunes années, et ont habité vos rêveries d’écolier. En y réfléchissant bien, à l’origine de quels désirs nos lectures enfantines ne sont-elles pas ? Roland Buret est un monsieur dont la bonhommie tend à se dissimuler derrière une réserve de timide. Il examine, apparemment satisfait, des exemplaires de Fantax, qui viennent de lui être livrés. Comment se retrouve-t-on libraire d’ancien spécialisé en bande dessinée ? Une vieille passion qui remonte aux tendres années ?




Monsieur Buret, comment vous est venu le métier de libraire ?
Il m’est venu en collectionnant. Comme tous les collectionneurs, on accumule beaucoup de documents, de pièces, des doubles, au fur et à mesure que la collection s’affine, on vend certaines pièces par correspondance, mais, petit à petit, se posent de gros problèmes d’espace dans la maison. Il faut prendre une décision : soit on arrête la collection, soit on essaye de devenir un professionnel de la collection. On procède de plus en plus à des échanges, le temps manque et se prend au détriment des activités professionnelles. Si on ne veut faire une croix sur la collection, on se lance dans le métier de libraire... Et on cesse d’être collectionneur. A partir du moment où l’on a une librairie, il devient difficile de collectionner ce qu’on vend. Parce que l’on est tiraillé par les impératifs économiques, et que les clients apprécient mal que l’on mette de côté les plus belles pièces. Je le suis encore un peu, mais beaucoup moins qu’avant. Ou alors, la collection s’oriente différemment, vers autre chose que ce que l’on vend.

Par exemple ?
Tout ce qui concerne Jean Cocteau. C’est même ma première collection. Quand j’étais en 6e, j’étais subjugué par Cocteau, par toute son œuvre. J’avais lu les Parents terribles, la Machine infernale. Ce fut un choc émotionnel esthétique très fort dans ma vie, et qui n’a pas arrêté. Ça a été une constante. J’ai donc une belle collection de livres, d’originaux, de dessins, tableaux et poteries, qui concerne Jean Cocteau. Il y a de quoi faire, de quoi remplir une maison et bien meubler bien une existence. Il y a peu de rapports avec la bande dessinée, hormis un livre de contes illustrés pour enfants Drôle de ménage, dans lequel certains dessins rappellent un petit peu la bande dessinée. Je suis venu à la BD en étant collectionneur d’ouvrages de science fiction. Depuis l’âge de douze ans, j’avais dû amasser énormément de livres de collection, style Fleuve noir, et de revues fantastiques comme Fiction ou Galaxie, c’était vraiment la grande passion de mon adolescence, pendant laquelle j’ai écumé les bouquinistes des quais de la Seine et les différents libraires… C’était amusant, à la fin des années soixante, début soixante-dix, il y avait encore beaucoup de petites échoppes de livres anciens, situées sous les porches à Paris. Il s’y pratiquait un commerce d’échanges de livres populaires très important – elles ont maintenant plus ou moins disparu, et aucun guide ne les recensait. Tous les jeudi et les samedi après-midi, j’ai alors sillonné Paris, en vélo, arrondissement par arrondissement, pour me faire un plan des bouquinistes de Paris qui avaient ce genre d’ouvrages. Je dois mon premier contact avec la bande dessinée à l’un de mes oncles avec lequel je parlais de littérature de SF qui m’avait dit avoir lu les Aventures de John Carter sur Mars (NDLR : Edgar Rice Burroughs) non pas en roman, mais en feuilleton dans une bande dessinée. Il m’a montré ses illustrés – qu’il avait conservés dans son grenier – il s’agissait de Junior où en première page, il y avait les aventures de Tarzan dessinées par Hogarth. Alors, là ça a été le choc esthétique !

Les dessins de Burne Hogarth sont absolument magiques, on dirait pratiquement un dessin classique, et il m’a offert cette pile d’illustrés, mais il manquait quelques numéros de la série. Ce qui fait que j’ai repris mon bâton de pèlerin, et qu’en plus des ouvrages de Cocteau et de SF, je cherchais les numéros de Junior pour compléter la série. Je me suis aperçu en fréquentant les librairies que tout un peuple de collectionneurs commençait à exister. Toute une famille de personnes, en général plus âgées que moi, qui recherchaient les vieux numéros de Robinson, du Journal de Mickey, de l’Epatant, de l’Intrépide, ces journaux qui étaient parus de 1905 à 1940. C’était-là la toute première génération de collectionneurs. J’ai pu voir les évolutions de ce milieu. J’ai ouvert ma librairie en 1977, j’avais 30 ans et une collection qui commençait à prendre de la place. Il fallait pousser les murs ou prendre une boutique. Au départ, je prévoyais de faire ça pendant deux ou trois ans, et puis ça fait trente ans que je fais ce travail. Quand j’ai commencé, la seule chose qui intéressait les amateurs, c’était les journaux, les périodiques. Puis les gens se mirent à collectionner les albums, les premiers albums de Tintin, de Blake et Mortimer, toute la grande période des années 50, les albums d’Hergé, de Franquin, de Jacobs, et petit à petit, ces amateurs ont eu des collections relativement conséquentes et ont élargi leurs recherches aux planches originales, aux objets issus ou ayant un rapport avec la BD 3D. C’est un domaine de collection qui a de multiples facettes, et aujourd’hui, on ne peut pas donner un profil type du collectionneur de BD.

Actuellement, d'où proviennent vos approvisionnements ?
Pendant très longtemps, je me fournissais dans les brocantes, les foires à tout, ou chez des libraires qui n’étaient pas spécialisés, mais de plus en plus, mes approvisionnements proviennent de collectionneurs qui se débarrassent d’une partie de leur collection, de leurs doubles pour se spécialiser dans un domaine particulier, ou pour en améliorer l’état, et des ventes aux enchères de BD. Ce sont mes deux principales sources.

Le marché actuel de la bande dessinée ancienne ou de livres de jeunesse, je vois que vous en avez un peu...
Entre livres d’enfants et BD, il y a une frontière ténue, très fluide, on passe du domaine de la BD à celui du livre d’enfants assez facilement, d’autant que les dessinateurs de BD anciens comme Joseph Pinchon, René Giffey, Louis Forton ont fait beaucoup de livres d’enfants, aujourd’hui aussi des dessinateurs comme Swarte, font à la fois de la BD et du livre illustré. On y revient, les nouvelles générations de dessinateurs reviennent aux vieilles traditions.

De quoi est fait le marché actuel ?
Il est animé par environ 10 000 collectionneurs avec un noyau très fort de 400, 500 personnes dont la collection est la passion première, qui leur prend beaucoup de temps et d’argent. Les thèmes les plus collectionnés sont à peu près les mêmes qu’il y a quinze ou vingt ans : les grands auteurs, les grands classiques comme Hergé, Franquin, Jacobs – il y a un fort noyau de dessinateurs belges dans la BD de même que l’on trouve beaucoup de collectionneurs belges – et je vais ajouter Giraud, et Uderzo avec Astérix. Et puis, de nouvelles sensibilités, des dessinateurs contemporains comme Sfar, comme Blain, suscitent de nombreux amateurs. Des créations qui datent d’entre 5 et dix ans comme le Chat du rabbin de Joann Sfar, Black Sad (Juan Diaz Canales, Juanjo Guarnido). Pour ce qui est des dessinateurs contemporains, la recherche est, en général, très fugace, Comme par une poussée de fièvre la recherche sur tel dessinateur sera forte pendant quelques mois, les cotes vont exploser, et redescendre tout aussi brutalement, surtout avec le phénomène Internet qui permet de trouver très rapidement certains auteurs, les prix fluctuent très vite. C’est la différence notable avec le marché d’il y a une dizaine d’années où les prix étaient stables et raisonnables dans la durée. Maintenant, un album pourra se vendre une centaine d’euros au début de l’année et soixante euros six mois plus tard, parce que la demande aura baissé. Ce phénomène de mode vient du fait que les éditeurs jouent le jeu des collectionneurs, en faisant un petit tirage à 100, 150 exemplaires en tirage de tête avec une plaque émaillée en plus, avec un porte-folio, un album comportant un élément en plus de l’édition courante, ou qu’un auteur peut se révéler au bout de son deuxième ou troisième album. Les collectionneurs vont alors avoir un effet rétroactif sur les albums parus précédemment. Recherchant avec assiduité ces albums-là, les prix vont monter. Mais le phénomène ne dure pas très longtemps. Quant aux moyens de se procurer différents albums, il existe une quinzaine de librairies anciennes en France, et dans les brocantes, les foires à tout, on trouve fréquemment de la bande dessinée, certes pas toujours en très bon état. Enfin et surtout, Internet donne l’accès à de nombreux ouvrages, avec les sites de ventes aux enchères ou les sites de vente de libraires.

Qu’est-ce qui est le plus recherché chez vous ?
Les albums de Tintin en noir et blanc.

Encore et toujours Tintin ?
Oui, ça vient du fait qu’il a accompagné quatre ou cinq générations, pour beaucoup d’enfants de mon époque, le premier livre lu de A à Z était un album de Tintin. Ça a nourri notre imaginaire, bercé notre petite enfance, alors quand on commence à rechercher sa petite madeleine, vous avez un collectionneur sur trois va rechercher l’album de Tintin qu’il a lu à l’âge de six, sept ans. Mordu, il va essayer de compléter.

C’est ça le ressort du collectionneur, la nostalgie ? Oui. Pour toute une génération de collectionneurs, le premier ressort, c’était la nostalgie. De plus en plus on rencontre des gens qui collectionnent un auteur, parce qu’ils ont eu un choc esthétique ou encore, qui portent leur dévolu sur un éditeur, par exemple, j’ai plusieurs clients qui collectionnent tout sur les éditions Futuropolis, parce que c’est un ensemble très cohérent d’albums qui possèdent une caractéristique personnelle, Frank Margerin, Jean-Michel Nicollet, les premiers albums de Swarte.
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Notre conversation est momentanément interrompue par un client venant proposer un plein pochon d’illustrés en mauvais état. L’affaire n’est pas dans le sac ! Il repart déçu.
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C’est le journal Aventures d’après-guerre, ce n’est pas un titre majeur de la BD, peu collectionné, et quand il l'est plutôt en reliure éditeur, dans un état supérieur à celui qui m’a été proposé. Pratiquement tous les journaux des années 50 se collectionnent, mais en séries complètes, plus au numéro par numéro. L’époque où le collectionneur venait avec son petit carnet, en cochant les numéros qui lui manquaient, est révolue. Les nouveaux acheteurs ont pris cette habitude de collectionner soit par année complète, soit ce qu’on appelle en correspondance de reliures ou en reliure éditeur. Le Journal de Mickey faisait ça. Reliures trimestrielles ou annuelles pour les revues d’avant-guerre. Toute une génération de collectionneurs – qui ont une vingtaine d’années, et qui n’ont pas lu ce Journal de Mickey, ou Robinson, ou Hop-la, qui paraissaient dans les années 30 – s’intéressent à ces titres parce que les albums sont de beaux objets. Quand vous avez des albums reliés dans une bibliothèque, vous avez non seulement toute l’histoire de la bande dessinée condensée, mais en plus un bel objet. C’étaient des albums qui étaient reliés avec une magnifique toile rouge, avec une grande impression sur le premier plat, et les couleurs sur le papier étaient tout à fait extraordinaires. Il y a une chaleur qui ressort de ces albums qu’on retrouve difficilement dans les albums contemporains.

C’est une baisse de qualité, vous pensez ?
Non, c’est une qualité différente, ce sont les techniques d’impression qui aujourd’hui sont un petit peu différentes. Maintenant, on prend un papier brillant, un papier couché, à l’époque on utilisait un papier, pas buvard..., mais un bouffant plus granuleux, et ça donnait des profondeurs complètement différentes, quand on regarde je reviens encore à Tintin, l’édition 1947-48 avec une édition des années 70, c’est la même histoire, mais pas le même dessin tellement les couleurs sont différentes. C’est pourquoi, les Editions Casterman font une fois par an une édition à l’ancienne d’un album de Tintin, ils arrivent à retrouver 80% de la qualité de l’impression des originaux. Comme quoi, si on voulait, on pourrait... Il y avait beaucoup de demande, ils valent très cher. Même si ça a augmenté maintenant. En 1955, un album de Tintin valait 5,95 F ce qui faisait beaucoup. On offrait un album de bande dessinée cartonné à Noël à un anniversaire, ce n’était pas un produit de consommation courante. Je me rappelle que j’avais pour la fin de l’année, un album de bande dessinée, et c’est tout. L’objet en avait d’autant plus de valeur, c’est pourquoi, on y est resté beaucoup plus attaché, et que ça nous marquait beaucoup plus que les enfants qui ont sept-huit ans maintenant, qui consomment de la BD comme des émissions de télévision. On n’avait pas de télé ou très peu.

Quelles sont les pièces rares ?
Certains albums, la toute première édition de La Marque jaune de Jacobs, quand c’est en bon état, les trois premiers albums d’Astérix d’Uderzo et Goscinni, On croit tous les avoir eus, mais c’était de tout petits tirages, les premiers albums ont été édités entre 5000 et 8000 exemplaires, ils étaient très fragiles ce qui fait leur rareté actuellement. Dans un état comme à parution, la cote devient plus importante. Rares aussi, certains tirages de tête des aventures de Tintin par Hergé, comme le Tintin au pays des soviets, numérotés, et signés par Hergé, qui peuvent valoir 15000 euros suivant son état. Rare également, certains numéros, comme le numéro 296 du Journal de Mickey qui est paru le 10 juin 1940, un numéro qui n’a pas été distribué, mais uniquement délivré aux abonnés. Vous avez aussi le numéro 1 du journal Fantax, un super-héros français juste après-guerre.

C’est ce que vous aviez là ?
Oui, c’est ce que le monsieur m’a apporté.

Il y a le numéro 1 dedans ?
Non. Le numéro 1, je l’ai eu deux fois en trente ans. C’était dessiné par un monsieur qui s’appelait Schott, Pierre Mouchaud, dit Schott, c’est l’un des « succès » qui a marqué toute une génération, et qui a été interdit en 1949, parce qu’il était trop fort, jugé trop violent.



Vous avez quelques pièces rares ?
Tintin en Amérique, par exemple, l’édition originale. Ici, un album publicitaire d’Astérix qui n’a pas été commercialisé. C’est tout un domaine. Le personnage d’Astérix, comme de nombreux personnages de BD sert de support à une déclinaison publicitaire. A la fois au niveau album, affiche… Diffusé à un moment précis, après on ne les trouve plus.

Le Poteau magique, c’était pour une société de bâtiment d’Avignon. L’état a une importance primordiale surtout au niveau album. Etat normal 500 euros état neuf 3000. Bécassine, c’est une série qu’on recherche depuis le début de la BD. Il y a des modes qui existent, mais il y a toujours une certaine constante.





























Bico, Tintin, Blake et Mortimer, Mickey, Zig et Puce et les Pieds Nickelés, c’est une valeur sûre de la BD française, ça continue à être lu et recherché, même pas des adolescents de 15 ans. Et pourtant, ça a été créé avant 1910. Ça fait presque un siècle qu’ils sont d’actualité.

Bécassine, c’est très curieux, je n’ai jamais vu quelqu’un qui en avait lu un entier, à part les dames, il faut dire qu’elles n’avaient pas grand-chose à lire d’autre. La BD est un monde hyper masculin, même chez les collectionneurs, vous avez près de 95% sont des hommes. Dans le domaine, les héroïnes se comptaient sur les doigts d’une main jusqu’en 1960. Bécassine, Annie, Mireille, Lydie, et puis Barbarella qui est arrivée en 1958 et qui a bousculé la bande dessinée, la vision du public vis-à-vis de la BD, on rentrait dans l’âge adulte.









Quant aux journaux pour les filles, vous aviez la Semaine de Suzette, l’hebdo obligé des jeunes filles de bonne famille, 1905, Mireille, et puis Fillette. Quelques autres titres, peut-être. Ames Vaillantes, un journal catholique.
Il y avait aussi ce journal, un peu marqué collaborationniste, Le Téméraire. Un journal fabuleux, qui a renouvelé le genre des histoires ; beaucoup de dessinateurs du Téméraire se sont retrouvés après la guerre dans Cœur Vaillant et surtout au journal Vaillant, des Editions Vaillant, du parti communiste. Tous les gens qui ont travaillé au Téméraire étaient des gens qui avaient un grand talent.
Après-guerre, vous aviez 3 grands journaux, Vaillant, le Journal de Mickey, 20 millions d’exemplaires de tirage, le Coq Hardi dirigé par Marijac qui a duré plus de dix ans d’où sort Le Grand cirque, de Pierre Clostermann.



















Je suis étonné que les gens ne recherchent pas davantage de pièces d’avant-guerre, comme la Semaine de Suzette.
Non, ça c’était ce qu’on collectionnait il y a une vingtaine d’années, toute la 1re et 2e génération de collectionneurs recherchaient leur jeunesse et au fur et à mesure, soit leur collection est complète, soit ils décèdent, soit ils passent à autre chose. Une collection s’étale sur une dizaine d’années,c’est rare qu’une recherche dure plus de 20 ans, hormis les très grands.
Depuis l’an 2000, toute la première génération d’illustrés, l’âge d’or de la bande dessinée, de 1930 à 1950, est beaucoup moins recherchée, en revanche tout ce qui est de 1950 continue à avoir son petit succès. C’est là qu’on voit des cotes assez importantes réalisées en ventes aux enchères lorsque les exemplaires sont dans un état parfait. Vous avez le phénomène des nouveaux collectionneurs qui recherchent la bande dessinée ou un objet, il faut que ce soit parfait. C'est un changement radical avec les anciens collectionneurs qui au début ne faisaient pas trop attention à l’état, qui petit à petit améliorent leur collection et deviennent de véritables bibliophiles et désirent un exemplaire parfait ou avec une dédicace ou d’une série numérotée. Il y a une évolution, c’est une recherche, une inquiétude, tout d'abord ils recherchent un exemplaire qu’ils n’avaient pas eu quand ils étaient gosses, pour le lire, pour compléter ; pour retrouver ses sentiments d’enfant. Aujourd’hui on débute une collection pour elle-même, on devient de plus en plus égoïste dans sa façon de procéder. On recherche une BD pour la BD, c’est tout juste si on songe à l’ouvrir, de peur de l’abîmer. Ça, c'est tout à fait l’approche d’un bibliophile pur, qui connaît le texte parce qu’il l’a lu dans une édition courante, mais qui veut l’avoir sur un grand papier.

Les illustrés qui paraissaient au début du siècle, Jossot, l’Assiette au beurre ou L’illustration...
J’en fais pas, ce ne sont pas de la BD, c’est du dessin de presse, c’est un autre domaine. J’en fais un petit peu, parce qu’il y a quelques petits recoupements, mais il y a très peu de dessinateurs comme Caran d’ache, comme Forain, comme Poulbot, qui ont fait de la BD, ils faisaient de grandes images, des illustrations avec un texte en-dessous, mais pas de bande dessinée, et il n’y a pratiquement pas de collectionneurs qui collectionnent à la fois les BD et les dessins de presse. Ce sont deux univers différents.

Je vois dans vos rayonnages, un livre de Toepfler, un Suisse, je crois, c’est l’Histoire de Mr Jabot.
On considère que c’est la toute première bande dessinée. Pour moi, ce n’est pas tout à fait de la BD, ce sont les prémisses, mais on peut aussi faire remonter la bande dessinée à la tapisserie de la Reine Mathilde. Aux hiéroglyphes pendant qu’on y est. Il y a quand même des phylactères. Ce ne sont pas des bulles, mais des textes en-dessous. A Bayeux, le texte est dans la tapisserie. C’est difficile de trouver une date précise pour trouver la toute première bande dessinée. Et il y a les écoles françaises, les Français ne sont pas d’accord avec les Autrichiens, les Américains considèrent que c’est Yellow Kid (NDLR : Richard Felton Outcault), c’est bien, ça fait discuter les historiens.

C’est quoi, ça Les voyages aériens ?
J’ai un rayon de plus en plus réduit concernant la littérature populaire, la science fiction ancienne, parce que ce sont mes premières amours, et je ne peux pas les rayer complètement, mais commercialement, il y a peu de demande et ce ne sont pas des livres qui se vendent très cher. Mais par contre, c’est passionnant de lire les premiers Xavier de Montépin, Ponson du Terrail, Paul Féval, Zévaco, ça c’est mon grand plaisir. Un auteur comme Jean de Lahire, Léon Groc, Boussenard, ce sont des auteurs populaires du début de l’ancien siècle, 1910 et 1940, beaucoup appellent ça de la littérature de gare, mais c’est très plaisant à lire.



Par rapport à Internet, le marché a-t-il beaucoup évolué ?

Oui. Par la présence des collectionneurs. Les habitudes de collections. Avant, un certain nombre d’entre eux venaient le midi ou quand ils avaient un petit moment de libre, se distraire en librairie tout en chinant, maintenant ils chinent sur Internet, en mangeant un sandwich dans leur bureau devant leur écran sur e-Bay ou autre.

Vous êtes présent sur Internet ? Vous avez un site ?
Oui, on est obligé. Je n’ai pas encore de site, mais j’y pense depuis très longtemps. Je ne sais pas quand ça va se faire, je n’ai pas la culture informatique, ce sont des choses qu’il faut apprendre, que j’apprends parce que j’y suis obligé, mais ce n’est pas mon plaisir, ce que j’aime, c’est toucher le papier ; pas tellement le plastique d’un ordinateur. Mais je reconnais que c’est un très bon outil, je lisais que e-bay arrivait à 10 Millions d’abonnés. Ça fait qu’un Français sur cinq est abonné à e-bay. Il n’y a pas une librairie, aussi grande soit-elle qui pourrait avoir un panel de collectionneurs aussi important. Alors on est obligé de passer par ce média.

Vous exposez ?
Non. Je ne fais pas d’expositon. Mais à part la librairie, je suis expert à Drouot, j’ai monté les premières ventes aux enchères consacrées à la BD en 1989, ou des ventes uniquement consacrées à Tintin, aussi, et je vous avoue que le travail à la librairie, de recherche de livres, les envois par correspondance, la rédaction de catalogues pour la librairie ou pour les ventes aux enchères, pour les commissaires priseurs, avec tout le travail préparatoire, de contact avec les collectionneurs, ça me prend plus de dix heures par jour, c’est bien. En revanche, je ne chine plus, il faut se lever à 5 heures du matin, j’ai passé l’âge, je laisse ça aux jeunes de 40 ans... Finalement, la partie la moins fatigante dans mon travail, c’est de vendre à la librairie.

Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 69