samedi 28 février 2009

L’échoppe à phylactère

Paris regorge de trésors, où la ballade vous fait rencontrer l’Histoire et vous raconte des histoires. C’est dire si le plaisir est bien au rendez-vous. A deux pas de la Bourse, du Musée Grévin et des Grands boulevards, les « passages » parisiens, édifiés pendant la première moitié du XIXe siècle, avant le bouleversement hausmannien et la percée des grandes avenues, abritent aujourd’hui, sous leurs verrières qui leur confèrent cette luminosité si particulière, nombre de petites boutiques qui savent séduire le badaud et les collectionneurs de tous poils. Ici, passage Verdeau, dans le 9e arrondissement, vous visiterez la librairie Roland Buret, spécialiste de la bande dessinée ancienne francophone. Dès l’ouverture de la porte, un parfum de vieux papier vient chatouiller votre nostalgie et vous offre une bouffée d’enfance. Assurément de votre enfance. Vous êtes accueilli par les vieux héros qui ont nourri vos jeunes années, et ont habité vos rêveries d’écolier. En y réfléchissant bien, à l’origine de quels désirs nos lectures enfantines ne sont-elles pas ? Roland Buret est un monsieur dont la bonhommie tend à se dissimuler derrière une réserve de timide. Il examine, apparemment satisfait, des exemplaires de Fantax, qui viennent de lui être livrés. Comment se retrouve-t-on libraire d’ancien spécialisé en bande dessinée ? Une vieille passion qui remonte aux tendres années ?




Monsieur Buret, comment vous est venu le métier de libraire ?
Il m’est venu en collectionnant. Comme tous les collectionneurs, on accumule beaucoup de documents, de pièces, des doubles, au fur et à mesure que la collection s’affine, on vend certaines pièces par correspondance, mais, petit à petit, se posent de gros problèmes d’espace dans la maison. Il faut prendre une décision : soit on arrête la collection, soit on essaye de devenir un professionnel de la collection. On procède de plus en plus à des échanges, le temps manque et se prend au détriment des activités professionnelles. Si on ne veut faire une croix sur la collection, on se lance dans le métier de libraire... Et on cesse d’être collectionneur. A partir du moment où l’on a une librairie, il devient difficile de collectionner ce qu’on vend. Parce que l’on est tiraillé par les impératifs économiques, et que les clients apprécient mal que l’on mette de côté les plus belles pièces. Je le suis encore un peu, mais beaucoup moins qu’avant. Ou alors, la collection s’oriente différemment, vers autre chose que ce que l’on vend.

Par exemple ?
Tout ce qui concerne Jean Cocteau. C’est même ma première collection. Quand j’étais en 6e, j’étais subjugué par Cocteau, par toute son œuvre. J’avais lu les Parents terribles, la Machine infernale. Ce fut un choc émotionnel esthétique très fort dans ma vie, et qui n’a pas arrêté. Ça a été une constante. J’ai donc une belle collection de livres, d’originaux, de dessins, tableaux et poteries, qui concerne Jean Cocteau. Il y a de quoi faire, de quoi remplir une maison et bien meubler bien une existence. Il y a peu de rapports avec la bande dessinée, hormis un livre de contes illustrés pour enfants Drôle de ménage, dans lequel certains dessins rappellent un petit peu la bande dessinée. Je suis venu à la BD en étant collectionneur d’ouvrages de science fiction. Depuis l’âge de douze ans, j’avais dû amasser énormément de livres de collection, style Fleuve noir, et de revues fantastiques comme Fiction ou Galaxie, c’était vraiment la grande passion de mon adolescence, pendant laquelle j’ai écumé les bouquinistes des quais de la Seine et les différents libraires… C’était amusant, à la fin des années soixante, début soixante-dix, il y avait encore beaucoup de petites échoppes de livres anciens, situées sous les porches à Paris. Il s’y pratiquait un commerce d’échanges de livres populaires très important – elles ont maintenant plus ou moins disparu, et aucun guide ne les recensait. Tous les jeudi et les samedi après-midi, j’ai alors sillonné Paris, en vélo, arrondissement par arrondissement, pour me faire un plan des bouquinistes de Paris qui avaient ce genre d’ouvrages. Je dois mon premier contact avec la bande dessinée à l’un de mes oncles avec lequel je parlais de littérature de SF qui m’avait dit avoir lu les Aventures de John Carter sur Mars (NDLR : Edgar Rice Burroughs) non pas en roman, mais en feuilleton dans une bande dessinée. Il m’a montré ses illustrés – qu’il avait conservés dans son grenier – il s’agissait de Junior où en première page, il y avait les aventures de Tarzan dessinées par Hogarth. Alors, là ça a été le choc esthétique !

Les dessins de Burne Hogarth sont absolument magiques, on dirait pratiquement un dessin classique, et il m’a offert cette pile d’illustrés, mais il manquait quelques numéros de la série. Ce qui fait que j’ai repris mon bâton de pèlerin, et qu’en plus des ouvrages de Cocteau et de SF, je cherchais les numéros de Junior pour compléter la série. Je me suis aperçu en fréquentant les librairies que tout un peuple de collectionneurs commençait à exister. Toute une famille de personnes, en général plus âgées que moi, qui recherchaient les vieux numéros de Robinson, du Journal de Mickey, de l’Epatant, de l’Intrépide, ces journaux qui étaient parus de 1905 à 1940. C’était-là la toute première génération de collectionneurs. J’ai pu voir les évolutions de ce milieu. J’ai ouvert ma librairie en 1977, j’avais 30 ans et une collection qui commençait à prendre de la place. Il fallait pousser les murs ou prendre une boutique. Au départ, je prévoyais de faire ça pendant deux ou trois ans, et puis ça fait trente ans que je fais ce travail. Quand j’ai commencé, la seule chose qui intéressait les amateurs, c’était les journaux, les périodiques. Puis les gens se mirent à collectionner les albums, les premiers albums de Tintin, de Blake et Mortimer, toute la grande période des années 50, les albums d’Hergé, de Franquin, de Jacobs, et petit à petit, ces amateurs ont eu des collections relativement conséquentes et ont élargi leurs recherches aux planches originales, aux objets issus ou ayant un rapport avec la BD 3D. C’est un domaine de collection qui a de multiples facettes, et aujourd’hui, on ne peut pas donner un profil type du collectionneur de BD.

Actuellement, d'où proviennent vos approvisionnements ?
Pendant très longtemps, je me fournissais dans les brocantes, les foires à tout, ou chez des libraires qui n’étaient pas spécialisés, mais de plus en plus, mes approvisionnements proviennent de collectionneurs qui se débarrassent d’une partie de leur collection, de leurs doubles pour se spécialiser dans un domaine particulier, ou pour en améliorer l’état, et des ventes aux enchères de BD. Ce sont mes deux principales sources.

Le marché actuel de la bande dessinée ancienne ou de livres de jeunesse, je vois que vous en avez un peu...
Entre livres d’enfants et BD, il y a une frontière ténue, très fluide, on passe du domaine de la BD à celui du livre d’enfants assez facilement, d’autant que les dessinateurs de BD anciens comme Joseph Pinchon, René Giffey, Louis Forton ont fait beaucoup de livres d’enfants, aujourd’hui aussi des dessinateurs comme Swarte, font à la fois de la BD et du livre illustré. On y revient, les nouvelles générations de dessinateurs reviennent aux vieilles traditions.

De quoi est fait le marché actuel ?
Il est animé par environ 10 000 collectionneurs avec un noyau très fort de 400, 500 personnes dont la collection est la passion première, qui leur prend beaucoup de temps et d’argent. Les thèmes les plus collectionnés sont à peu près les mêmes qu’il y a quinze ou vingt ans : les grands auteurs, les grands classiques comme Hergé, Franquin, Jacobs – il y a un fort noyau de dessinateurs belges dans la BD de même que l’on trouve beaucoup de collectionneurs belges – et je vais ajouter Giraud, et Uderzo avec Astérix. Et puis, de nouvelles sensibilités, des dessinateurs contemporains comme Sfar, comme Blain, suscitent de nombreux amateurs. Des créations qui datent d’entre 5 et dix ans comme le Chat du rabbin de Joann Sfar, Black Sad (Juan Diaz Canales, Juanjo Guarnido). Pour ce qui est des dessinateurs contemporains, la recherche est, en général, très fugace, Comme par une poussée de fièvre la recherche sur tel dessinateur sera forte pendant quelques mois, les cotes vont exploser, et redescendre tout aussi brutalement, surtout avec le phénomène Internet qui permet de trouver très rapidement certains auteurs, les prix fluctuent très vite. C’est la différence notable avec le marché d’il y a une dizaine d’années où les prix étaient stables et raisonnables dans la durée. Maintenant, un album pourra se vendre une centaine d’euros au début de l’année et soixante euros six mois plus tard, parce que la demande aura baissé. Ce phénomène de mode vient du fait que les éditeurs jouent le jeu des collectionneurs, en faisant un petit tirage à 100, 150 exemplaires en tirage de tête avec une plaque émaillée en plus, avec un porte-folio, un album comportant un élément en plus de l’édition courante, ou qu’un auteur peut se révéler au bout de son deuxième ou troisième album. Les collectionneurs vont alors avoir un effet rétroactif sur les albums parus précédemment. Recherchant avec assiduité ces albums-là, les prix vont monter. Mais le phénomène ne dure pas très longtemps. Quant aux moyens de se procurer différents albums, il existe une quinzaine de librairies anciennes en France, et dans les brocantes, les foires à tout, on trouve fréquemment de la bande dessinée, certes pas toujours en très bon état. Enfin et surtout, Internet donne l’accès à de nombreux ouvrages, avec les sites de ventes aux enchères ou les sites de vente de libraires.

Qu’est-ce qui est le plus recherché chez vous ?
Les albums de Tintin en noir et blanc.

Encore et toujours Tintin ?
Oui, ça vient du fait qu’il a accompagné quatre ou cinq générations, pour beaucoup d’enfants de mon époque, le premier livre lu de A à Z était un album de Tintin. Ça a nourri notre imaginaire, bercé notre petite enfance, alors quand on commence à rechercher sa petite madeleine, vous avez un collectionneur sur trois va rechercher l’album de Tintin qu’il a lu à l’âge de six, sept ans. Mordu, il va essayer de compléter.

C’est ça le ressort du collectionneur, la nostalgie ? Oui. Pour toute une génération de collectionneurs, le premier ressort, c’était la nostalgie. De plus en plus on rencontre des gens qui collectionnent un auteur, parce qu’ils ont eu un choc esthétique ou encore, qui portent leur dévolu sur un éditeur, par exemple, j’ai plusieurs clients qui collectionnent tout sur les éditions Futuropolis, parce que c’est un ensemble très cohérent d’albums qui possèdent une caractéristique personnelle, Frank Margerin, Jean-Michel Nicollet, les premiers albums de Swarte.
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Notre conversation est momentanément interrompue par un client venant proposer un plein pochon d’illustrés en mauvais état. L’affaire n’est pas dans le sac ! Il repart déçu.
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C’est le journal Aventures d’après-guerre, ce n’est pas un titre majeur de la BD, peu collectionné, et quand il l'est plutôt en reliure éditeur, dans un état supérieur à celui qui m’a été proposé. Pratiquement tous les journaux des années 50 se collectionnent, mais en séries complètes, plus au numéro par numéro. L’époque où le collectionneur venait avec son petit carnet, en cochant les numéros qui lui manquaient, est révolue. Les nouveaux acheteurs ont pris cette habitude de collectionner soit par année complète, soit ce qu’on appelle en correspondance de reliures ou en reliure éditeur. Le Journal de Mickey faisait ça. Reliures trimestrielles ou annuelles pour les revues d’avant-guerre. Toute une génération de collectionneurs – qui ont une vingtaine d’années, et qui n’ont pas lu ce Journal de Mickey, ou Robinson, ou Hop-la, qui paraissaient dans les années 30 – s’intéressent à ces titres parce que les albums sont de beaux objets. Quand vous avez des albums reliés dans une bibliothèque, vous avez non seulement toute l’histoire de la bande dessinée condensée, mais en plus un bel objet. C’étaient des albums qui étaient reliés avec une magnifique toile rouge, avec une grande impression sur le premier plat, et les couleurs sur le papier étaient tout à fait extraordinaires. Il y a une chaleur qui ressort de ces albums qu’on retrouve difficilement dans les albums contemporains.

C’est une baisse de qualité, vous pensez ?
Non, c’est une qualité différente, ce sont les techniques d’impression qui aujourd’hui sont un petit peu différentes. Maintenant, on prend un papier brillant, un papier couché, à l’époque on utilisait un papier, pas buvard..., mais un bouffant plus granuleux, et ça donnait des profondeurs complètement différentes, quand on regarde je reviens encore à Tintin, l’édition 1947-48 avec une édition des années 70, c’est la même histoire, mais pas le même dessin tellement les couleurs sont différentes. C’est pourquoi, les Editions Casterman font une fois par an une édition à l’ancienne d’un album de Tintin, ils arrivent à retrouver 80% de la qualité de l’impression des originaux. Comme quoi, si on voulait, on pourrait... Il y avait beaucoup de demande, ils valent très cher. Même si ça a augmenté maintenant. En 1955, un album de Tintin valait 5,95 F ce qui faisait beaucoup. On offrait un album de bande dessinée cartonné à Noël à un anniversaire, ce n’était pas un produit de consommation courante. Je me rappelle que j’avais pour la fin de l’année, un album de bande dessinée, et c’est tout. L’objet en avait d’autant plus de valeur, c’est pourquoi, on y est resté beaucoup plus attaché, et que ça nous marquait beaucoup plus que les enfants qui ont sept-huit ans maintenant, qui consomment de la BD comme des émissions de télévision. On n’avait pas de télé ou très peu.

Quelles sont les pièces rares ?
Certains albums, la toute première édition de La Marque jaune de Jacobs, quand c’est en bon état, les trois premiers albums d’Astérix d’Uderzo et Goscinni, On croit tous les avoir eus, mais c’était de tout petits tirages, les premiers albums ont été édités entre 5000 et 8000 exemplaires, ils étaient très fragiles ce qui fait leur rareté actuellement. Dans un état comme à parution, la cote devient plus importante. Rares aussi, certains tirages de tête des aventures de Tintin par Hergé, comme le Tintin au pays des soviets, numérotés, et signés par Hergé, qui peuvent valoir 15000 euros suivant son état. Rare également, certains numéros, comme le numéro 296 du Journal de Mickey qui est paru le 10 juin 1940, un numéro qui n’a pas été distribué, mais uniquement délivré aux abonnés. Vous avez aussi le numéro 1 du journal Fantax, un super-héros français juste après-guerre.

C’est ce que vous aviez là ?
Oui, c’est ce que le monsieur m’a apporté.

Il y a le numéro 1 dedans ?
Non. Le numéro 1, je l’ai eu deux fois en trente ans. C’était dessiné par un monsieur qui s’appelait Schott, Pierre Mouchaud, dit Schott, c’est l’un des « succès » qui a marqué toute une génération, et qui a été interdit en 1949, parce qu’il était trop fort, jugé trop violent.



Vous avez quelques pièces rares ?
Tintin en Amérique, par exemple, l’édition originale. Ici, un album publicitaire d’Astérix qui n’a pas été commercialisé. C’est tout un domaine. Le personnage d’Astérix, comme de nombreux personnages de BD sert de support à une déclinaison publicitaire. A la fois au niveau album, affiche… Diffusé à un moment précis, après on ne les trouve plus.

Le Poteau magique, c’était pour une société de bâtiment d’Avignon. L’état a une importance primordiale surtout au niveau album. Etat normal 500 euros état neuf 3000. Bécassine, c’est une série qu’on recherche depuis le début de la BD. Il y a des modes qui existent, mais il y a toujours une certaine constante.





























Bico, Tintin, Blake et Mortimer, Mickey, Zig et Puce et les Pieds Nickelés, c’est une valeur sûre de la BD française, ça continue à être lu et recherché, même pas des adolescents de 15 ans. Et pourtant, ça a été créé avant 1910. Ça fait presque un siècle qu’ils sont d’actualité.

Bécassine, c’est très curieux, je n’ai jamais vu quelqu’un qui en avait lu un entier, à part les dames, il faut dire qu’elles n’avaient pas grand-chose à lire d’autre. La BD est un monde hyper masculin, même chez les collectionneurs, vous avez près de 95% sont des hommes. Dans le domaine, les héroïnes se comptaient sur les doigts d’une main jusqu’en 1960. Bécassine, Annie, Mireille, Lydie, et puis Barbarella qui est arrivée en 1958 et qui a bousculé la bande dessinée, la vision du public vis-à-vis de la BD, on rentrait dans l’âge adulte.









Quant aux journaux pour les filles, vous aviez la Semaine de Suzette, l’hebdo obligé des jeunes filles de bonne famille, 1905, Mireille, et puis Fillette. Quelques autres titres, peut-être. Ames Vaillantes, un journal catholique.
Il y avait aussi ce journal, un peu marqué collaborationniste, Le Téméraire. Un journal fabuleux, qui a renouvelé le genre des histoires ; beaucoup de dessinateurs du Téméraire se sont retrouvés après la guerre dans Cœur Vaillant et surtout au journal Vaillant, des Editions Vaillant, du parti communiste. Tous les gens qui ont travaillé au Téméraire étaient des gens qui avaient un grand talent.
Après-guerre, vous aviez 3 grands journaux, Vaillant, le Journal de Mickey, 20 millions d’exemplaires de tirage, le Coq Hardi dirigé par Marijac qui a duré plus de dix ans d’où sort Le Grand cirque, de Pierre Clostermann.



















Je suis étonné que les gens ne recherchent pas davantage de pièces d’avant-guerre, comme la Semaine de Suzette.
Non, ça c’était ce qu’on collectionnait il y a une vingtaine d’années, toute la 1re et 2e génération de collectionneurs recherchaient leur jeunesse et au fur et à mesure, soit leur collection est complète, soit ils décèdent, soit ils passent à autre chose. Une collection s’étale sur une dizaine d’années,c’est rare qu’une recherche dure plus de 20 ans, hormis les très grands.
Depuis l’an 2000, toute la première génération d’illustrés, l’âge d’or de la bande dessinée, de 1930 à 1950, est beaucoup moins recherchée, en revanche tout ce qui est de 1950 continue à avoir son petit succès. C’est là qu’on voit des cotes assez importantes réalisées en ventes aux enchères lorsque les exemplaires sont dans un état parfait. Vous avez le phénomène des nouveaux collectionneurs qui recherchent la bande dessinée ou un objet, il faut que ce soit parfait. C'est un changement radical avec les anciens collectionneurs qui au début ne faisaient pas trop attention à l’état, qui petit à petit améliorent leur collection et deviennent de véritables bibliophiles et désirent un exemplaire parfait ou avec une dédicace ou d’une série numérotée. Il y a une évolution, c’est une recherche, une inquiétude, tout d'abord ils recherchent un exemplaire qu’ils n’avaient pas eu quand ils étaient gosses, pour le lire, pour compléter ; pour retrouver ses sentiments d’enfant. Aujourd’hui on débute une collection pour elle-même, on devient de plus en plus égoïste dans sa façon de procéder. On recherche une BD pour la BD, c’est tout juste si on songe à l’ouvrir, de peur de l’abîmer. Ça, c'est tout à fait l’approche d’un bibliophile pur, qui connaît le texte parce qu’il l’a lu dans une édition courante, mais qui veut l’avoir sur un grand papier.

Les illustrés qui paraissaient au début du siècle, Jossot, l’Assiette au beurre ou L’illustration...
J’en fais pas, ce ne sont pas de la BD, c’est du dessin de presse, c’est un autre domaine. J’en fais un petit peu, parce qu’il y a quelques petits recoupements, mais il y a très peu de dessinateurs comme Caran d’ache, comme Forain, comme Poulbot, qui ont fait de la BD, ils faisaient de grandes images, des illustrations avec un texte en-dessous, mais pas de bande dessinée, et il n’y a pratiquement pas de collectionneurs qui collectionnent à la fois les BD et les dessins de presse. Ce sont deux univers différents.

Je vois dans vos rayonnages, un livre de Toepfler, un Suisse, je crois, c’est l’Histoire de Mr Jabot.
On considère que c’est la toute première bande dessinée. Pour moi, ce n’est pas tout à fait de la BD, ce sont les prémisses, mais on peut aussi faire remonter la bande dessinée à la tapisserie de la Reine Mathilde. Aux hiéroglyphes pendant qu’on y est. Il y a quand même des phylactères. Ce ne sont pas des bulles, mais des textes en-dessous. A Bayeux, le texte est dans la tapisserie. C’est difficile de trouver une date précise pour trouver la toute première bande dessinée. Et il y a les écoles françaises, les Français ne sont pas d’accord avec les Autrichiens, les Américains considèrent que c’est Yellow Kid (NDLR : Richard Felton Outcault), c’est bien, ça fait discuter les historiens.

C’est quoi, ça Les voyages aériens ?
J’ai un rayon de plus en plus réduit concernant la littérature populaire, la science fiction ancienne, parce que ce sont mes premières amours, et je ne peux pas les rayer complètement, mais commercialement, il y a peu de demande et ce ne sont pas des livres qui se vendent très cher. Mais par contre, c’est passionnant de lire les premiers Xavier de Montépin, Ponson du Terrail, Paul Féval, Zévaco, ça c’est mon grand plaisir. Un auteur comme Jean de Lahire, Léon Groc, Boussenard, ce sont des auteurs populaires du début de l’ancien siècle, 1910 et 1940, beaucoup appellent ça de la littérature de gare, mais c’est très plaisant à lire.



Par rapport à Internet, le marché a-t-il beaucoup évolué ?

Oui. Par la présence des collectionneurs. Les habitudes de collections. Avant, un certain nombre d’entre eux venaient le midi ou quand ils avaient un petit moment de libre, se distraire en librairie tout en chinant, maintenant ils chinent sur Internet, en mangeant un sandwich dans leur bureau devant leur écran sur e-Bay ou autre.

Vous êtes présent sur Internet ? Vous avez un site ?
Oui, on est obligé. Je n’ai pas encore de site, mais j’y pense depuis très longtemps. Je ne sais pas quand ça va se faire, je n’ai pas la culture informatique, ce sont des choses qu’il faut apprendre, que j’apprends parce que j’y suis obligé, mais ce n’est pas mon plaisir, ce que j’aime, c’est toucher le papier ; pas tellement le plastique d’un ordinateur. Mais je reconnais que c’est un très bon outil, je lisais que e-bay arrivait à 10 Millions d’abonnés. Ça fait qu’un Français sur cinq est abonné à e-bay. Il n’y a pas une librairie, aussi grande soit-elle qui pourrait avoir un panel de collectionneurs aussi important. Alors on est obligé de passer par ce média.

Vous exposez ?
Non. Je ne fais pas d’expositon. Mais à part la librairie, je suis expert à Drouot, j’ai monté les premières ventes aux enchères consacrées à la BD en 1989, ou des ventes uniquement consacrées à Tintin, aussi, et je vous avoue que le travail à la librairie, de recherche de livres, les envois par correspondance, la rédaction de catalogues pour la librairie ou pour les ventes aux enchères, pour les commissaires priseurs, avec tout le travail préparatoire, de contact avec les collectionneurs, ça me prend plus de dix heures par jour, c’est bien. En revanche, je ne chine plus, il faut se lever à 5 heures du matin, j’ai passé l’âge, je laisse ça aux jeunes de 40 ans... Finalement, la partie la moins fatigante dans mon travail, c’est de vendre à la librairie.

Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 69

vendredi 13 février 2009

Théâtre classique... Une librairie sur Internet



La
librairie Le Jardin des Muses n’existe que sur Internet et est hyperspécialisée – puisque dédiée principalement au théâtre classique. Rencontre découverte avec son créateur et animateur, Christophe Lhermitte. Témoignage exemplaire d’un nouveau type de commerce du livre ancien.


Après avoir quitté sans regret l’Education nationale, à l’occasion de l’héritage d’une demeure dans la campagne normande, Christophe Lhermitte a cédé à sa passion : il s’est retiré, embarquant femme et enfants dans ses chers textes de théâtre classique. C’est ainsi que, non loin de Honfleur, dans une annexe de cette ferme de Saint-Pierre-du-Val, dans l’Eure (27), est née la librairie «le Jardin des Muses», spécialisée dans le théâtre et la petite littérature des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles…

MdB : Christophe Lhermitte, vous êtes implanté à Saint-Pierre-du-Val, dans l’Eure, mais le Jardin des Muses est une librairie dans laquelle on ne vient pas… puisqu’elle est virtuelle, pourrait-on dire (voir www.jardindesmuses.com). Vous vendez donc via Internet ?
C. L. : Effectivement mais aussi sur catalogue et sur les salons. Je propose, en moyenne, entre 500 et 800 pièces de théâtre dans chaque catalogue... La plupart du temps, les intéressés ne voient pas les ouvrages proposés, mais ces derniers sont décrits avec soin sur catalogue.

L’aspect extérieur de l’ouvrage vous paraît-il secondaire ?
Oui, c’est secondaire pour moi. Ce qui m’intéresse est le texte. Mais je précise bien dans mes fiches de présentation si un livre est abîmé ou très usagé ; je signale les coins usés, les coiffes manquantes, s’il y a un manque quelque part, si l’ouvrage possède un ex-libris – ce dernier fournit des indications sur la provenance et le parcours du livre. J’ai énormément de petites pièces brochées, dans un papier d’époque, papier dominoté, ou papier à la cuve, papier coquille, mais d’époque, ou petit papier qu’on a refait au XIXe comme ce fut souvent le cas, mais là, sans reliure. Je précise s’il y a des épidermures à l’intérieur, des brunissures, des rousseurs, s’il y a des cernes clairs, foncés, etc., ça ne va pas plus loin. Ceux qui s’adressent à moi viennent en général pour acquérir la pièce qu’ils n’ont pas trouvée ailleurs ou sur laquelle ils ont besoin de travailler : ils n’ont pas donc pas vraiment besoin de photos.

Quel a été le chemin qui vous a amené à ouvrir le Jardin des muses ?
Avant de m’établir comme libraire, j’étais amateur de livres, j’avais ma bibliothèque de théâtre… J’hésitais à franchir le cap, parce qu’il est difficile et peu sécurisant de devenir libraire. Surtout lorsque, comme dans mon cas, on commence de zéro, sans livres ou presque, et sans connaître quiconque. Ce qui m’a poussé à me lancer, ce sont des éléments extérieurs… Cet endroit, la maison et l’annexe – un héritage de mes beaux-parents –, dans lequel nous avons eu envie de nous installer avec mon épouse, pour changer de vie, ne plus rester en ville.
Je ne désirais pas avoir une boutique, mais travailler chez moi. Ce lieu m’offrait vraiment l’occasion d’appréhender ce métier à ma façon, la librairie chez soi, en s’appuyant sur Internet, des catalogues et ne travailler que sur ce qui me passionne dans la librairie. Il y a bien des domaines et des spécialités que je ne veux pas faire : les illustrés modernes, le régionalisme… Pourtant j’aime les auteurs normands, du XVIIe, mais pour moi, Corneille ne va pas dans le rayon régionalisme, mais dans théâtre, et littérature. Je fais aussi les «petits auteurs», pas ou peu connus.
Après être passé par l’Education nationale et pris un congé, mes parents m’ont prêté un peu d’argent... J’ai alors pu acheter quelques bouquins et confectionner le premier catalogue. C’était fin 99, début 2000. J’avais 200 livres et rien d’autre. Pas de clients…
Ne venant pas de chez un libraire, je n’avais pu connaître des amateurs de li­vres… J’ai donc naturellement travaillé avec les institutions. Mes enseignants à qui, tous comptes faits, j’ai laissé un assez bon souvenir, m’ont ouvert leurs carnets d’adresses, ils m’ont transmis les coordonnées de spécialistes, de professeurs… J’ai effectué des recherches moi-même, j’ai contacté les bibliothèques spécialisées dans le théâtre. Au début, c’était catastrophique, je ne pouvais pas en vivre, mais ça s’est fait tout doucement.

Quelles institutions recherchent du texte ancien, du théâtre ?
Les bibliothèques, et pas seulement celles des grandes villes. Certaines bibliothèques locales s’intéressent aussi aux auteurs de leur région qui ont écrit pour le théâtre ; par exemple Scudéry au Havre, Corneille de Rouen, Boisrobert de Caen; les écrivains normands sont nombreux : la muse poétique et littéraire est normande au XVIIe. A côté des institutions locales, il y a bien sûr les bibliothèques de grandes villes, et celles, à l’étranger, dont certains enseignants travaillent sur la littérature française.



Pourquoi avez-vous choisi de vous lancer dans cette spécialité du théâtre ?
Avant tout, par passion. A la fac, mes études littéraires étaient centrées sur le théâtre, jusqu’au doctorat. Tout en appréciant beaucoup les pièces, les textes dramatiques en eux-mêmes, je m’intéressais particulièrement aux écrits théoriques, autour du théâtre, aux débats d’idées des XVIIe et XVIIIe sur l’écriture dramatique, la mise en scène, la structure et la forme d’une pièce : la façon dont elle doit être écrite puis représentée. Tout ce qui fait débat quant aux règles au début des années 1630, le grand débat, d’abord, la querelle du Cid, etc., la régularité des pièces, m’a toujours passionné. J’ai aussi travaillé sur Zola, la dramaturgie zolienne et sur la tragédie classique. Mon grand sujet, c’était la question du choix d’une forme d’écriture dans la tragédie classique. Vers ou prose. Il y a eu un débat autour des années 1640 pour déterminer si on devait écrire une tragédie classique en alexandrins plutôt qu’en prose. Ce qui me fascinait était l’extrême modernité du débat pour l’époque, car ceux qui étaient partisans de la prose estimaient que le théâtre devait être fait essentiellement pour être joué et non pas pour être lu. C’était une rupture très «avant-gardiste» avec la tradition classique, et préfigurait ce qui allait devenir le drame romantique ou le drame avec Diderot.

Quand la tragédie ne sera plus la grande tragédie classique avec les dieux, et qu’elle retombera un peu sur terre, elle passera au drame bourgeois, et là, on écrira en prose. Le théâtre doit avant tout être représenté, c’est donc une question au centre du débat du théâtre du XVIIIe et du XIXe, et elle est prodigieusement moderne pour le XVIIe. Nous retrouvons ici le problème de la vraisemblance. Comme on se situe dans la représentation, on doit faire croire que ce qui se passe sur la scène est vrai, alors pourquoi les personnages parlent-ils en vers ? Ils doivent parler le langage commun, le langage ordinaire, c’est-à-dire la prose.
Des théoriciens, on connaît surtout aujourd’hui ceux du XIXe, qui se sont intéressés au jeu de l’acteur et à la forme de la représentation théâtrale, notamment chez les Russes et Polonais.
Il y en a eu de très grands auparavant. Qui étaient (le terme est anachronique pour l’époque, mais il convient pourtant à la situation) subventionnés par Richelieu. Le cardinal aimait beaucoup le théâtre, et désirait que tous les genres littéraires soient plus ou moins réglementés, qu’il y ait une poétique pour chacun d’entre eux, et surtout pour le théâtre.
La tragédie était à l’époque le genre littéraire par excellence, par lequel il fallait s’exprimer si on voulait passer pour un «grand» auteur. Donc, son écriture a été réglementée par le biais des gloses de l’Antiquité et par celui de La Poétique d’Aristote, adaptées au théâtre français. On rencontre alors de très importants théoriciens, l’abbé d’Aubignac, par exemple. La Pratique du Théâtre* a été l’un des plus grands textes théoriques que l’on connaisse en France sur le théâtre, un des premiers. Toutes les règles y sont répertoriées, tant pour ce qui concerne l’aspect écriture du texte que le jeu.

Autre éminent théoricien, Chapelain était l’oracle de l’époque, celui que la plupart des auteurs consultaient. Lui n’a pas écrit de traité, mais on connaît sa correspondance, et on voit dans les lettres qu’il a adressées à quelques-uns des auteurs de l’époque, qu’il a beaucoup travaillé et théorisé sur le théâtre – il était partisan de la prose. On peut citer également La Poétique d’Hyppolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (1610-1663). Ils ne sont essentiellement connus aujourd’hui que des universitaires, mais ils sont au fondement de notre théâtre. Tous les auteurs de l’époque s’en réclament.


Pour la tragédie seulement ; en ce qui concerne la comédie, c’est la comédie italienne…
Non, pour la tragi-comédie et la comédie également. Au début du XVIIe, c’est effectivement l’Italie et l’Espagne qui influencent le théâtre, mais très vite, on cherche à avoir ses propres règles, son propre théâtre. Et le rayonnement théâtral de 1630-1640 est français. Là, on commence à avoir des auteurs réputés, dans la lignée de Corneille. C’est vrai qu’il a fait oublier les nombreux autres, excellents. Ils n’ont pas eu la chance de naître au bon siècle... Un siècle plus tard, ils auraient connu une très grande renommée, parce qu’au XVIIIe – en tragédie, j’entends –, il n’y a personne, à part Voltaire qui voulait à lui seul égaler Corneille et Racine, et était considéré comme le plus grand auteur dramatique français.


Tancrède (1761), L'une parmi la soixantaine de pièces écrites
par Voltaire, qui, on le sait moins aujourd'hui, était considéré
comme le successeur des grands tragédiens Corneille et Racine.

Le XVIIe foisonne de grands noms : Georges Scudéry
(1601-1667), François le Metel Boisrobert (1592-1662), Jean de Rotrou (1609-1650), il y a aussi François dit Tristan Lhermitte (1601-1655). Ces auteurs n’étaient pas joués qu’à Paris, mais également en province. Nous sommes aujourd’hui en possession des documents de l’époque, les mémoires de régisseurs, comme le registre de La Grange où tout est répertorié.
Le but de l’auteur, pour se faire connaître, était d’être joué. L’impression des textes venait après. En règle générale, quand une pièce recueillait du succès, son impression pouvait tarder. Au contraire, si elle était imprimée tout de suite, c’était plutôt mauvais signe… Elle aura été vraisemblablement mal reçue. Elle fait d’abord sa vie sur scène et est parfois réécrite au fil des représentations.

Qui achète la littérature de théâtre à l’époque ?
La noblesse cultivée. Uniquement ceux qui savent lire, et à part le clergé et les érudits, pas grand monde. Les représentations sont des divertissements de cour.

A combien d’exemplaires s’élèvent ces impressions ?
Ce ne sont pas de gros tirages. Mais il y a de la demande – et du succès – parce qu’ils sont suivis de nombreux retirages. C’est une tradition dans le théâtre : l’édition originale sort en grand format, en in-4°, c’est une édition de luxe, coûteuse, le papier est rare et cher, et elle part ! En général, elle est destinée à être offerte en présent à un personnage de marque. La première in-12 sort peu après, dans la même année, quelquefois l’année suivante. Cela signifie que la première édition est épuisée et vendue. Et là, je ne parle pas seulement des imprimeurs-libraires parisiens qui font imprimer à Rouen car, souvent en plus, il existe des contrefaçons... Ces dernières apparaissent très rapidement aussi.
Néanmoins, de certains ouvrages de théâtre, on ne connaît qu’une édition unique. Parfois, en cas de regain de succès d’un auteur, une petite réimpression au XVIIIe ou à la fin du XVIIe, en fonction d’un contexte particulier, fait ressurgir un peu la pièce.
Souvent, on donne comme deuxième édition ce qui n’est en fait qu’une deuxième émission. La totalité du stock d’une édition originale n’a pas été vendue: on imprime une nouvelle page de titre avec une nouvelle date, et on fait passer le tout pour une nouvelle édition, mais c’est la même ! La pagination est identique, on retrouve le même nombre de cahiers, le même privilège. On rencontre de nombreuses deuxièmes émissions. Scarron, par exemple, a beaucoup été imprimé et réimprimé. Racine également, mais en in-12, durant la deuxième moitié du XVIIe siècle.

La vente s’effectuait par colporteurs ?
Essentiellement pour les contrefaçons. Les contrefacteurs étaient établis à Caen, Troyes et Avignon. Un collègue et ami universitaire, un très grand spécialiste du théâtre et de l’impression du XVIIe, Alain Riffaud, vient de découvrir un nouveau foyer de contrefacteurs à Limoges. C’est une primeur !

Pour revenir à votre activité… Votre fonds de librairie porte sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ?
Oui, c’est une question d’affinités. J’aime moins le théâtre qui viendra par la suite. Je déteste le boulevard. Au risque de froisser les collectionneurs, Guitry, Feydeau, Labiche, pour moi, ce n’est pas du théâtre. Je n’aime pas, donc je ne fais pas. Je m’arrête en 1830-1840, avec quelques petits auteurs.
Nombre de gens ne voient le théâtre que par Guitry, mais c’est du jeu de mots, du trait d’esprit. Ça peut se lire, mais il n’y a pas vraiment besoin de le mettre sur une scène. Il n’y a pas de spécificité dramatique. C’est pourquoi je ne travaille pas avec les collectionneurs.

L'année littéraire (1757), périodique
d'Elie Fréron.
L'auteur y rend compte des différents
ouvrages parus,
tous genres confondus






Vous assimilez le collectionneur à l’amateur de théâtre bourgeois !

Non, j’assimile le collectionneur (de théâtre) à quelqu’un qui collectionne la plupart du temps les livres comme des objets, des signes extérieurs de richesse. Il n’est pas le collectionneur érudit du XIXe ou du début XXe qui connaissait les textes, qui aimait les livres. Si le livre est bien habillé, s’il y a des armes dessus, c’est encore mieux, parce qu’il se voit quand on fait passer des gens devant sa bibliothèque. Le théâtre de Racine, habillé, d’une belle reliure, belle provenance, du XVIIe va se vendre ; mais son édition XIXe doit être illustrée, sinon elle ne présente aucun intérêt.
Que l’on aime un livre très bien habillé ne me déplaît pas… Moi aussi, je craque sur un beau maroquin à dentelles, mais pas juste pour ça. Les bibliophiles aiment aujourd’hui trop le livre en tant qu’objet, purement et simplement, et non en premier en tant que contenu.

Vous faisiez allusion à cette célèbre vente de Monsieur de Soleinne**…
Oui. La plus belle collection théâtrale qui ait jamais existé. Le catalogue en a été rédigé par le bibliophile Jacob pour une vente qui fut prodigieuse. Cet ouvrage me sert pour référencer une pièce. Ce n’est pas un outil bibliographique au départ, puisqu’il s’agit d’un catalogue de vente. Il n’empêche : c’est un utilitaire de base pour tout collectionneur et libraire spécialisé dans le domaine du théâtre.
Tout le théâtre n’y figure pas, certains textes sont plus difficiles à dénicher que d’autres. Lorsque j’ai une pièce qui ne s’y trouve pas, il peut s’agir d’une petite rareté, tirée à peu d’exemplaires ou qui a été détruite pour différentes raisons.

Renouveler votre fonds ne doit pas s’avérer une tâche facile…
Jusqu’à présent, je n’ai pas rencontré de problème particulier, parce que je travaille avec mes propres clients, un cercle très fermé… Je rachète aussi les livres de certains d’entre eux. Le public du livre est un public vieillissant ; depuis quelques années, nombre d’universitaires que j’ai comme clients ont pris leur retraite et ils m’ont vendu leurs livres.

Comment élargir le cercle des lecteurs du théâtre classique qui en sont bien sûr les prochains acheteurs ?
On peut s’amuser beaucoup en lisant du théâtre classique. Je me rappelle avoir proposé Phèdre à des scientifiques. Phèdre n’étant pas ce qu’il y a de plus drôle, j’avais abordé cette pièce sous l’angle de la fatalité du sang. C’est une tragédie de la fatalité. Le poids de la famille, des ancê­tres... Phèdre a un passé très lourd. Et cette approche a captivé ces étudiants.
On vous dit dans l’Education nationale, qu’au lycée, il ne faut pas théoriser, ne pas replacer le texte dans son contexte, ne pas faire d’histoire littéraire. Mais si on aborde un texte du XVIIe, sans le resituer, sans dire un peu qui était Racine, Molière ou Corneille, leurs amitiés, leurs antipathies... ça ne peut pas parler aux élèves.

Vous avez décidé de rester sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ou vous avez d’autres ambitions ?
Je vais approfondir le XVIe. Il y a des petits auteurs que je ne connaissais pas très bien. Un des plaisirs de ce métier est d’apprendre sans cesse, et j’aime ce travail de documentation, de recherche... Un livre, ce n’est pas un objet qu’on vend, sur lequel on met un prix et terminé. Il y a tout un travail en amont : c’est vraiment ce qui me plait.

Quel est votre merle blanc ?
A titre personnel, je collectionne les tragédies en prose. Elles sont très rares. Il y en a eu pas mal au XVIIe, mais elles sont très difficiles à trouver. Il y en a de Puget de La Serre, une de Scudéry, de La Calprenède (Gautier de Costes de, 1609-1663), et aussi de Pierre Du Ryer (1605-1658). Ce que j’aimerais vraiment trouver, c’est l’édition originale du Cid. Pour la garder !

(*) – François Hédelin, abbé d’Aubignac,
La Pratique du théâtre, 1657 ou 1669, in-4°.
Les exemplaires sous ces deux dates sont de la même édition ; réimprimés en 1715 à Amsterdam,
2 volumes in-8° et trois volumes in-18.
(**) –
Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne.
Catalogue rédigé par P. L. Jacob, Bibliophile (Paul Lacroix). Paris, Alliance des Arts, 1843-1844, 6 tomes reliés en 3 volumes in-8.

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Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 75